Chapitre 1


« Il souffre d’avoir perdu sa mère.
Et moi, je voudrais bien qu’il l’oublie. »
Eulalia, 20 ans
Saint-Quentin


            Les « événements » — mot un peu excessif pour décrire ce qui n’a d’abord été qu’un frémissement sur la mer d’huile de ma vie de couple — ont connu leurs premiers soubresauts lors du week-end de la Toussaint. Ce jour-là, le temps n’offrait qu’une parenté incertaine avec un temps de novembre. Il faisait chaud sur Paris. Ni sec, ni moite. Juste un air tiède et pollué, atténué par instants d’une légère caresse de fraîcheur.
            Ce matin-là, j’ai ouvert la fenêtre du salon et, machinalement, je me suis mis à inspecter les appartements d’en face. Comme tous les matins en fait. L’étroitesse de la cour permettait de se contenter de mettre le nez dehors pour connaître par le menu le petit-déjeuner des voisins du dessous. En l’espèce, une omelette aux champignons, préparée consciencieusement par Emmanuelle, écologiste et procédurière. Je l’ai regardée deux minutes puis, comme chaque matin également, j’ai eu honte de l’avoir fait.
            J’ai refermé la porte.

            Contrairement à moi, Judith ne faisait pas le pont. Elle était en plein bouclage du journal et avait filé de bonne heure. Elle n’avait pas la chance de travailler dans un grand groupe media et communication, dans lequel les avantages sociaux étaient légions, pour peu qu’on accepte l’apathie générale qui y régnait. Je m’étais accommodé des lourdeurs du mastodonte, où j’exerçais le métier de développeur. Elles commençaient à être loin, ces premières années euphoriques, au cours desquelles j’avais eu le sentiment d’être à la pointe de l’avant-garde
            Ce matin-là, je portais mon caleçon rouge à rayure noire et mon tee-shirt de rugby noir. Dans une assiette creuse, j’ai disposé des tablettes de céréales, sur lesquelles j’ai déversé du lait. D’abord très lentement, pour laisser le temps à la tablette d’éponger le lait ­— j’adorais avoir l’impression que rien n’avait été versé —, puis rapidement, pour noyer le tout et ressentir un micro-instant de toute puissance. J’ai saupoudré le sucre, jusqu’à ce qu’il forme une couche parfaitement étale sur les tablettes. Ensuite, j’ai installé mon chef d’œuvre sur la table en verre et fer forgé du salon.
            J’ai entamé un zapping, subissant d’entrée le tunnel matinal de programmes pour enfants. Je me suis alors rabattu sur la radio, ne coupant que le son de la télé. J’avais ainsi l’impression d’utiliser au maximum les potentialités de divertissant de mon appartement ; de rentabiliser mes moments d’oisiveté.

            En début d’après-midi, je suis sorti groggy d’un bain moussant. J’ai plaqué méticuleusement mes cheveux en arrière puis, après avoir hésité, décidé de ne pas me raser. C’est ma manière à moi de dire merde à la société. J’ai toujours aimé passer mes mains sur ma barbe naissante et, le faisant, me contempler dans le miroir. L’homme que j’y vois chaque fois avait la tête de celui-qui-n’a-de-compte-à-rendre-à-personne ; un artiste, un Van Gogh qui aurait conservé ses deux oreilles. Je me suis contemplé un long moment et j’ai découvert — pour tout dire ce n’était pas vraiment une découverte — mon ventre rebondi. Comment l’abus de bouteilles de bières pouvait-elle transformer une silhouette en bouteille de Perrier ?

            Après avoir enfilé mes babouches, négociées deux ans auparavant dans un souk de Marrakech, je suis retourné à la cuisine. Le bar américain en briques, qui en était la pièce maîtresse, avait été le détail qui nous avait décidé, Judith et moi, à acheter l’appartement. Il était synonyme de liberté d’esprit et fournissait la preuve de notre réussite matérielle.
            J’ai poursuivi ce que j’appelle le « nettoyage du frigo par la bouche » en me préparant une assiette de récupérations à base de différents morceaux de fromages coulants, de jambon et de cornichon. Je me suis hissé sur le tabouret haut. Au moment d’entamer mon festin, j’ai remarqué, sur le bureau Louis Philippe — un vénérable élément du patrimoine familial de Judith —, un dossier rouge débordant de papiers, qu’une large lanière en ficelle beige maintenait difficilement fermé. De l’écriture caractéristique de ma femme, très droite et avec des pieds de lettres d’une longueur infinie — comme ses jambes —, il était inscrit au feutre bleu Courrier Octobre.
            Par désoeuvrement, un peu comme on lit le dos d’un paquet de céréales lorsque l’on affronte seul son petit-déjeuner, j’ai entrepris de dénouer la ficelle et ai découvert la première lettre :

            « Chère Judith,

            Mon histoire va vous sembler banale. J’imagine que je ne suis pas la seule dans ce cas-là. Mais je dois vous dire tout de suite que cela ne me soulage guère. En une phrase : je suis transparente. Depuis toujours, lorsque je passe un moment avec des amis, je me demande ce que je fais là. Et je suis persuadée que si je n’étais pas là ce serait pareil pour eux. Ce que je raconte ne les intéresse pas. Et quand la même chose arrive à quelqu’un d’autre, cela a l’air de passionner tout le monde. Un peu comme si leurs joies et leurs souffrances valaient plus que les miennes.
            Qu’en pensez-vous, madame ? Arial »

            J’ai souri et me suis envoyé un morceau supplémentaire de gruyère, avec une feuille de salade lestée de mayonnaise. J’ai imaginé cette pauvre fille. Grosse. Pas une vraie grosse, enrobée des chevilles aux joues. Non, une fille aux formes irrégulières, avec un buste assez fin mais un arrière-train de grande dimension. Brune, avec une chevelure mi-longue et des cheveux de mauvaises qualités : gras comme sa peau. Je la voyais silencieuse et un peu éteinte, assise sur un canapé usé au milieu d’une brochette d’amis, tentant d’en placer une mais sans cesse prise de vitesse par la blonde de service, plus excitée, plus volubile, et dont la voix portait plus.
            Je me suis alors souvenu d’un après-midi de juin. C’était l’année du bac et la grosse canicule à Aix-en-Provence. Les copains et moi, étions allés boire un verre place du Palais de Justice. Je m’étais absenté quelques minutes pour aller aux toilettes. A mon retour, j’avais trouvé une table vide. J’avais d’abord pensé à une blague. Je m’étais installé de nouveau, arborant un sourire ostensible, à destination de ceux qui, morts de rire derrière une voiture ou un arbre, devaient être en train de m’épier. J’avais fini ma mauresque, balayé une petite cinquantaine de fois la place du regard, et avais dû finir par me rendre à l’évidence : personne ne m’avait fait de blague ; ils m’avaient tout simplement oublié…
            J’ai posé le dossier sur le bar et ai poussé l’assiette. J’ai commencé à feuilleter. Plus, je descendais dans la pile, plus les dates, indiquées en haut à droite de son courrier par un lecteur respectueux, ou inscrites au-dessous de l’adresse Internet sur la photocopie du mail, étaient anciennes. J’ai pris au hasard une autre lettre du haut de la pile :

            « J’ai surpris mon mari en train de se masturber devant un film porno, alors que nous avions interrompu nos rapports que depuis trois jours ! En général, je suis d’accord pour qu’on fasse l’amour tous les jours. Pas plus d’une fois, mais tous les jours. Mais là, j’étais grippée et on avait fait une trêve. Résultat : un film porno. Quand je suis arrivée, un cuisinier et une femme de chambre étaient en train de faire l’amour dans une buanderie. J’étais choquée. »

            « Pourquoi une buanderie ? » me suis-je dit en souriant. J’ai pensé à ces moments où il m’arrivait aussi de me « Taquiner le muge » comme disaient mes potes aixois. La fête commençait la nuit, lorsque les chaînes thématiques du câble passaient en mode impudique. J’y retrouvais avec délice les programmes de play mate made in USA, datant des années 80. Des jeunes femmes y pratiquaient surf et baignade avec suffisamment de désinvolture pour laisser leurs proéminences mammaires offertes aux quatre vents. Proéminences auxquelles en répondait une autre, sous mon caleçon.

            Plus loin une autre lettre a attiré mon attention :

            « Bonjour,
            Ma mère ne m’a jamais apporté la moindre affection. Elle prend systématiquement le parti de son mec contre moi. Alitée à cause d’une maladie l’année dernière, j’ai pris dix kilos.  Ma mère ne me parle plus que de ces kilos. Alors moi, je baffre. Ma vie n’est pas génial, mais croyez-moi, je peux gâcher la sienne. »

            « Dis-lui » ai-je eu cette fois envie de crier. La solution paraissait si simple qu’un électrochoc pouvait suffire à la déclencher. Comme de hurler à deux centimètres du visage de quelqu’un pour interrompre son hoquet.
           
            Les pages défilaient maintenant sous mes yeux. Il y en avait pour tous les goûts.

            « Depuis deux ans, je vis une relation totalement destructrice avec un homme. Toute sa famille me connaît et sait ce qui se passe, mais il ne les quitte pas. J’ai l’impression d’être toute nue sous les projecteurs. Mais je continue… »

            Là j’ai tiqué. Je me suis dit que celle-là n’avait que ce qu’elle méritait. J’ai toujours détesté la victimisation. D’abord chez Madeleine, ma mère, puis chez toutes les autres femmes. J’ai commencé à feuilleter plus rapidement tous ces récits de vie. Je ne sais plus combien j’en ai lu. Un paquet certainement. Mille maux s’y étalaient : violences familiales, crises d’angoisse, solitude extrême, masturbation frénétique, boulimie, anorexie, familles éclatées, pornographie, sentiments refoulés, peur de quitter, peur d’être quitté, vie de couple ne tenant plus que par inertie, harcèlement moral... Il était surtout question de « s’il vous plait aidez-moi, tout de suite ». J’ai relu certaines lettres plusieurs fois, pour m’assurer que j’avais bien compris ce que la personne entendait par « servir de putchingbull », « gestes ambigus » ou encore « difficultés matérielles passagères ».
            Après chaque lettre, je refermais le dossier, j’étirais les bras, je me levais, faisais mine de commencer la vaisselle ou de feuilleter un magazine, histoire de penser à autre chose. A un moment donné, je suis allé ouvrir le frigidaire et suis demeuré un long moment à contempler les rangées de carottes, de tomates ou d’oignons, avant de me rappeler que je venais de manger. Plus tard, j’en suis même arrivé à reprendre une douche. Mais le fait est que, après chaque interruption, je retournais aux lettres.
            Et je me disais que chacune était la dernière, pas plus convaincu que s’il s’était agi d’arrêter de manger des pistaches à mi-paquet. Chaque récit avait sa part de suspense. Chaque paragraphe apportait un nouvel indice sur le signataire, et m’obligeait de poursuivre la lecture. J’attendais le coup de théâtre de dernière minute, de ceux qui éclairent l’ensemble du parcours, et font accéder in fine une existence à une dignité que pas une de ses journées n’a effleuré. Il n’y a pas meilleur scénario que la perspective d’une rédemption.
            Et là, mon cœur s’est mis à battre plus fort. Je me suis soudainement souvenu de ce que Jean-Claude, mon père, m’avait enseigné un soir d’été, dans la chaleur de notre jardin. Je devais avoir huit ou neuf ans. « Il n’est jamais trop tard », avait prononcé le vieux d’une voix pâteuse. Allongé sur le dos sur la pelouse fraîche, contemplant la voûte étoilée, j’avais attendu la suite. En vain. Le silence s’était installé, que je n’avais pas osé rompre. Et puis le déclic avait eu lieu. N’entendant plus que le bruit des grillons et la respiration paternelle sifflante, j’avais compris : « Il n’est jamais trop tard ». Il n’y avait rien à accrocher derrière cette phrase. Il n’est tout bonnement jamais trop tard. Tant qu’il nous reste un souffle de vie, tout est possible. Notre existence peut changer de manière aussi in extremis que radicale. Cela avait été l’une de ses rares séances de catéchisme. Et cette morale me servait encore en cette journée poisseuse de Toussaint, journée où un monde se dévoilait sous mes yeux, dans son plus simple appareil.

            Au bout d’un voyage qui me parut bien long, j’ai refermé le dossier pour de bon. Je l’ai fait avec la même délicatesse que si je nouais un sac poubelles, un lendemain de dîner aux fruits de mer. Je me suis efforcé de laisser la pile dans un désordre équivalent à ce que j’avais trouvé. Il était hors de question que Judith se rende compte que j’avais fouillé dans ses affaires. Je savais qu’elle avait horreur de cela et qu’il n’y avait aucune exception. J’ai flanqué mon assiette dans l’évier et ai enfilé en vitesse un jean et mon vieux sweat-shirt University of South Carolina. Il fallait que je sorte.
            J’ai dévalé quatre à quatre les marches de l’escalier, et ai manqué de faire un plongeon au dernier virage. J’ai ensuite traversé la cours pavée à pas rapides, tête haute, en type épargné que je voulais redevenir. A chaque pas, pourtant, le nom de l’auteur d’une des messages me revenait en tête : Chantal, Fantasia, Francine24, Naïma, Marco34, Clochette, Tifffhaine, Rachida, Marielle1, Marielle 2, Lilou 2010… Une cohorte de chouineurs et de chouineuses qui semblaient décidés à me suivre dans la rue. Comme des âmes en peines, des zombies de cinéma, me tirant les manches de manière pathétique, puis insistante, puis inquiétante.






Chapitre 2


« Mon amie est schizophrène et jalouse de moi.
J’hésite à lui laisser mon fils pour les vacances. »
Inès, 38 ans
Gap


            Chaque semaine, les habitués de Vous magazine retrouvaient Judith. Avec le temps, sa fine natte noire lui descendant jusqu’aux reins était devenue son logo. Judith incarnait depuis maintenant six ans « l’experte » de la page 3, à qui revenait le redoutable honneur de répondre au courrier des lecteurs.
            Elle racontait souvent la manière improbable avec laquelle elle avait hérité du poste. L’honorable vieille dame qui régnait depuis des années sur le service était tombée au combat. Une sale grippe, entamée comme une banale toux de pollution, l’avait saisie au début de l’automne, ne l’avait plus lâchée de l’hiver et, élevée au rang de pneumonie, avait fini par l’emporter avec les premières giboulées de mars.
            Le jour où il avait compris que sa Chris Evert du courrier, sa Callas de la réponse rapide et chaleureuse, était inapte au service, le rédacteur en chef de Vous magazine avait eu une attaque. A travers la vieille, un virus mal intentionné s’attaquait à la principale impulsion d’achat de sa revue et hypothéquait par la même ses rêves d’ascension sociale.
            Ce jour-là, donc, pigiste irrégulière, Judith était de passage au journal. Elle déposait deux articles : un portfolio d’hommes évoquant leur père, et une enquête sur la montée des pratiques sado-masochistes en France. A peine était-elle entrée dans la salle de rédaction qu’Elvis — en raison de Presley et non de Costello, comme il le prétendait —lui était tombé dessus. Il l’avait entraîné dans son bureau aquarium et avait tourné les stores pour s’abriter du regard des autres journalistes. Il lui avait demandé tout de go si elle avait l’expérience du courrier des lecteurs. Judith avait cru à un bizutage, et avait gardé la bouche entrouverte. « Du courrier quoi ! », s’était impatienté le beau gosse, passablement irrité par le manque d’ambition de cette jeune pouliche. « Des questions de gens sur leur vie, leurs amours, leur famille… ! » avait-il martelé. Judith était restée encore un moment muette comme une carpe dans ce grand aquarium. Elvis avait dû abattre la carte de la panique. Dans une cascade de phrases courtes, entrecoupées de halètements surjoués, il avait avoué que la vieille le lâchait, que celle-ci était elle-même lâchée par sa santé, et que cette dernière était lâchée par les hôpitaux publics (il était de droite). Judith en avait profité pour lancer son moteur de recherche de réponses intelligentes. Après avoir laissé tourner son esprit à vide, elle ne trouva qu’une question, formulée d’une voix à peine audible :
            « Pourquoi moi ?...
-      Et pourquoi pas toi ! »
            Vingt minutes de flatterie plus tard, il avait relevé les stores. Tout le monde s’était aussitôt remis au travail. Elvis et Judith s’étaient serré la main de manière aussi solennelle que s’ils ponctuaient un sommet de paix au Proche-orient et ma femme avait basculé dans une nouvelle vie.

            Endosser les frocs de la vieille n’avait pas été évident pour Judith au début. Ses scrupules, fondés, provenaient de son manque d’expérience. A force d’argumenter, j’avais fini par la convaincre de sa bonne connaissance de la nature humaine, et donc, de son adéquation au poste. Selon moi, deux éléments de sa vie valaient un diplôme en psychologie : sa passion pour les polars et le décès de sa mère.
            Les polars, c’était un amour ancien. Judith avait toujours été une dévoreuse de livres. Elle avait découvert ce plaisir grâce à la collection Signe de pistes, des histoires de garçons qui la ravissaient et lui permettaient de s’inventer une fratrie. Elle avait ensuite dévoré la totalité de la bibliothèque familiale, suivant l’ordre des linéaires du salon, ce qui l’avait conduit à enchaîner les lectures aussi hétéroclites que la biographie d’Albert Camus, une histoire des Vosges ou la faune de l’Atlantique. Mais très tôt, son goût pour les romans policiers avait remplacé tout le reste. Dans son magistère personnel, elle avait choisi l’option « Serial Killer ». Le faucheur, La veuve de Louisville, Bill le boucher, étaient les noms qui peuplaient son panthéon. Sa fascination allait également vers les inspecteurs, capable de se mettre dans la peau du tueur. La centaine d’enquêtes qu’elle avait suivies à leur côté lui avaient donné un bagage suffisant en psychologie. Elle s’en était laissée convaincre. Bien sûr, elle avait plus goûté aux grandes perversions qu’aux névroses du quotidien. Mais ce qui était vrai des malades spectaculaires devait l’être, à une moindre échelle, de tout un chacun.
            Aussi terrible que cela puisse paraître, la mort de sa mère justifiait également de sa connaissance de la nature humaine. Judith avait pris l’événement en pleine figure, au sens propre comme au figuré. Quelques jours après ses 16 ans, Odette, sa mère, avait tenu à l’emmener faire un tour dans le quartier, en conduite accompagnée. Tout s’était passé rapidement : le moteur avait calé à un carrefour et la Twingo s’était fait emboutir par une estafette d’EDF. Odette était morte sur le coup. Judith s’en était sortie avec une jambe cassée, plusieurs côtes enfoncées et de multiples coupures. Jusque-là fille unique triomphante, le drame avait plongé celle qui allait devenir ma femme dans la prostration. Au début, elle s’était identifiée à Stéphanie de Monaco. Ce qui n’était pas trop grave. Mais un soir de tristesse dans sa chambre, un copain bien intentionné lui avait proposé un sniff d’héroïne. Elle en avait tiré sur le moment une sagesse inespérée, une acceptation bouddhique de sa situation.  Dès lors, chaque fois que le vent frisquet de la déprime se levait, elle fonçait aux toilettes pour se faire un rail. Au bout du compte, le produit marron avait prolongé le temps du deuil bien au-delà du timing recommandé.

            Le succès de la rubrique n’avait pas pâti du changement de titulaire. Le lectorat, d’abord désarçonné d’avoir perdu son interlocutrice habituelle — ce dont témoignèrent quelques lettres au ton orphelin — avait rapidement adopté ce nouveau visage de la vie-qui-va-bien-mieux-aller-maintenant-vous-allez-voir. Les ventes continuaient de progresser. Quelque temps après avoir commencé, Judith m’avait révélé que le courrier était monté à plus d’une centaine de lettres par semaine. Elvis avait décidé de faire passer la rubrique de deux à quatre pages. Cela impliquait pour Judith de répondre à une dizaine de lettres chaque lundi. Elle s’acquittait de cette tâche avec sérieux et célérité. Elle s’efforçait de varier les sujets entre sexualité, éducation des enfants, problèmes d’infidélité, divorces, relations familiales, dysfonctionnements alimentaires et, de temps à autre, situation hors norme qui lui permettait d’impressionner son monde avec un vocabulaire incompréhensible. Cette dernière catégorie de réponses lui avait valu d’ailleurs ses seules lettres d’injures, signées en général de spécialistes de la question abordée, proposant leurs services en fin de message.

            Elle occupait le poste depuis près de dix ans. Judith assumait désormais parfaitement le poids de la charge. Elle assumait également sa certitude d’apporter aux lecteurs une parole émancipatrice, de les ouvrir à ce qu’elle appelait, en prenant soin de détacher fièrement chaque syllabe : « un champs des possibles ».  Charge à eux de bien l’occuper. Elle les brusquait même parfois (ils adoraient ça) en leur intimant de saisir leur chance et de cesser leurs jérémiades. « Lorsque je glisse à l’intérieur d’une lettre un ma chère ou un mon cher, me révélait-elle avec gourmandise, la personne à laquelle je m’adresse peut s’attendre à un grand moment de solitude. ». Et de citer quelques exemples : «  ne trouvez-vous pas, ma chère, que votre fils a largement l’âge d’avoir une vie affective qui lui appartienne ? », « Ne pensez-vous pas, mon cher, que la question ne porte pas tant sur les arguments de votre femme ou sur les vôtres, que sur le moyen illicite (la gifle) que vous avez employé pour lui faire entendre votre point de vue ? »

            Pour Judith, il n’y avait de révolutions qu’intérieure. Tout le monde la suivait cinq sur cinq sur ce terrain. Dans le flot des lettres que j’ai découvertes ce matin-là, une missive, signée d’un certain Sébastien, se terminait de la manière suivante : « Vous m’avez fait comprendre que j’étais la cause de ma galère. » Sébastien avait parfaitement assimilé le catéchisme Juditho-messianique.

Chapitre 3

« Mon mari m’a trompée.
Aujourd’hui, j’ai peur des hommes. »
Lydie, 46 ans,
Rueil Malmaison

Je n’ai couru que quelques instants. Mais ça débarrassait. Courir avait toujours été mon truc. Pour me sentir plus fort, plus mûr. J’avais découvert l’euphorie des cavalcades à huit ans, en filant à toutes vitesses sous les fenêtres de ma voisine Kelly. Comme moi, celle-ci devait son prénom à la série Drôles de dames. Ah oui, c’est vrai, je m’appelle Bosley, mais je ne tiens pas à en parler. D’ailleurs depuis des lustres, je me fais appeler Bob. A courir le nez en l’air, pour guetter son troisième étage, il m’arrivait de me prendre les tibias dans des plots. Sous la douleur, mon élan amoureux prenait alors un tour dramatique, faisant de moi le garçon le plus romantique de la région PACA.

Cette fois-ci je n’ai rencontré aucun obstacle. J’ai pris à toute vitesse la direction de la Bastille. J’ai longé des bâtiments que je connaissais bien : l’ANPE, la librairie érotique, et la supérette tenue par un quinquagénaire taciturne, vêtu d’une pôlaire en toutes saisons car il avait eu l’idée saugrenue d’installer sa caisse à côté du rayon « surgelé ». Les voitures progressaient cul à cul en direction du boulevard Richard Lenoir. On devinait un gyrophare au loin. Il faisait tellement sombre en cette après-midi que tout le monde avait allumé ses phares. Plus je m’approchais, plus des sons se mêlaient à la lumière : des voix, des cris. J’ai pensé à cette femme, dont j’avais lu le mail le matin : « Quand j’ai ouvert le gaz pour en finir. Ça s’est mis à sentir dans toute la cage d’escalier. Mon voisin de palier a alerté les pompiers qui ont débarqué chez moi en défonçant la porte. L’assurance ne veut pas me rembourser. ». Je me suis mis à l’imaginer, au bout de la rue, emmitouflée dans une couverture marron, aussi triste que les couvertures des trains de nuit de la SNCF. Cette simple réminiscence m’a dégoûté et j’ai bifurqué. J’ai traversé le boulevard Beaumarchais. C’était comme si mon corps se mettait en pilote automatique, et m’amenait sur le parcours immuable de nos promenades dominicales, avec Judith. Ensuite, c’était la rue Pont-aux-choux, l’entrée du quartier du Marais, l’accès à un monde de culture, d’avant-garde, peuplé de galeries d’art et d’hôtels particuliers. Un monde où il ne se passait rien qui n’ait une intention esthétique.

J’ai remonté la rue de Turennes en direction du quartier Saint Paul. Devant l’église du Saint-Denys-du-Saint-Sacrement, j’ai croisé deux blondes serrées dans leur gabardine. Deux modèles de perfection aryenne, des versions adultes des enfants du village des damnés. Arrivées à ma hauteur les deux mutter m’ont toisé et se sont tues. Je ne devais pas exhaler des effluves d’amabilité. L’euphorie du petit sprint en sortant de chez moi s’était évanouie. La pensée du mail de la suicidaire m’avait ramené aux pleurnicheries dont j’avais subi l’expression débridée toute la matinée. Je ne pouvais m’empêcher de regarder les femmes différemment. Je me suis mis à les imaginer, dans l’intimité de leur chambre à coucher, de leur bureau ou des toilettes, écrivant leur lettre à Judith. Leurs sourires de façade et leurs tenues impeccables dissimulaient de terribles secrets. Cette vérité nouvelle ne correspondait en rien à celle qu’avait asséné Jean-Claude, un tantinet solennel et encore éméché, à la fin d’un dîner de mon adolescence. « Les femmes sont la solidité, les hommes sont la témérité » avait-il lâché d’une voix pâteuse. C’était un soir de mai, chaud et réconfortant. Papa présent, la famille était pour une fois au complet. Maman avait écouté son homme débiter son oracle puis avait filé en cuisine, les yeux rougis de se sentir si loin de ce mensonge. Lui, s’était allumé un cigare dans le silence de cette fin de repas en queue de poisson. Puis, face aux regards admiratifs, quoique tintés de perplexité, de ma sœur Jennifer — prénom inspiré de la série Jonathan et Jennifer — et de moi, il s’était emporté : « Quoi ! Qu’est-ce que vous avez vous ? ». Une semaine plus tard, il était reparti à Taïpé, pour une nouvelle mission d’ingénieur naval.

Je sentais souvent la présence de mon père lors de mes promenades dans Paris. Un peu comme on perçoit l’âme d’un proche défunt, protectrice et bienveillante. A cette différence près que mon père était vivant.

J’ai marché jusqu’à ce que mes jambes pèsent des tonnes, jusqu’à ce que chacun de mes pas déclenche une onde douloureuse dans mes articulations. Ma déambulation m’a emmené jusqu’à Beaubourg. Je suis ensuite revenu par la rue du temple et la rue des rosiers, où j’ai fait un arrêt au stand pour me ravitailler d’un vatrouchka. Rue des Francs-Bourgeois, j’ai nagé à contre-courant d’un banc de touristes acheteurs. J’ai fini par échouer dans un cinéma de la place de la Bastille. Dans l’atmosphère culturelle et cosmopolite propre aux cinémas MK2, je me suis goinfré de Chocoletti en suivant l’histoire d’un tueur à gage dépressif, dont le visage ressemblait à un pneu crevé, et qui ne parvenait pas à communiquer avec son père omniprésent. J’ai repensé au mien, de père, et me suis demandé si l’expression « omniabsent » existait.

En sortant, apaisé, j’ai souri à l’étudiante en ethnologie qui lisait à sa caisse tout en tirant et mâchouillant ses cheveux. Je me suis retrouvé sous des trombes d’eau. Ça ressemblait à la première averse qui m’était tombée dessus, à la sortie de la gare de Lyon, lorsque j’avais débarqué à Paris douze ans plus tôt. Ma mère m’avait fait des bisous partout, me mouillant le visage de ses larmes. Elle laissait s’échapper son deuxième homme. Ma sœur avait fait éclater sa bulle de malabar et mon père m’avait appelé la veille de Bahreïn pour m’inculquer une de ses leçons de sagesse : « Dans la vie, il faut trois choses pour réussir, avais-je entendu malgré la mauvaise qualité de la ligne. Du travail, du travail, et encore du travail. » La ligne avait coupé et Jean-Claude était reparti dans cet univers lointain, fait de ce que j’imaginais être des restaurants ultra-chics aux lumières tamisées, des chambres dotées de mini-bar et de TV câblée, des chantiers gigantesques où des armées d’hommes casqués de jaune s’activaient autour de navires géants. Des bateaux grâce auxquels, je le savais bien, on avait pu s’acheter une belle maison et une piscine en forme de haricot à la sortie d’Aix-en-Provence. « On ne peut prendre l’argent que là où il se trouve », avait répliqué sèchement mon paternel, un jour de départ, lorsque j’avais osé lui demander s’il ne pouvait pas plutôt travailler à la Ciotat.

En me rapprochant de la maison, j’étais encore plein de ces souvenirs familiaux, dont les lettres autobiographiques du matin, toutes ces vies balancées sur papier, avaient, je pense, provoqué le réveil.

Chapitre 4

« Après le repas, je reprends des tartines beurrées.
Soit je suis boulimique, soit je délire. »
Maryvonne, 22 ans
Anglet


            J’ai tout de même fait une halte aux « Jumeaux » avant de regagner mes pénates. J’avoue que j’échouais assez souvent au comptoir des frères Talibon. Y être salué par mon prénom lorsque je pénétrais dans le café me remplissait d’aise. Cela confirmait ma capacité à me sentir chez moi n’importe où. Un peu comme mon père voyageur, même si les distances étaient moins importantes. J’ai éclusé deux bières sous le regard approbateur de Fabrice — ou Fabien, je les confondais tout le temps — et j’ai levé mon verre : «  A ceux qui souffrent ! » ai-je lancé.
-      C’est ça, à tous les souffreteux ! a enchaîné le barman, se tournant vers les autres clients avec le sourire gourmand de celui qui attend que quelqu’un se décide à lancer une tournée générale.

            La nuit était déjà tombée lorsque j’ai regagné l’appartement. Très vite, j’ai commencé à tourner en rond dans le salon. La langueur de la matinée revenait. Et, comme le matin, j’ai fini par m’installer au bureau de Judith. J’ai allumé l’ordinateur, j’ai entré son mot de passe saintcloud92 et ai ouvert son courrier électronique. Telles des gouttes de pluie, des dizaines de  messages se sont aussitôt mis à tomber. Ils remplissaient un dossier intitulé « Vous mag ». Le compteur des messages non lus s’est emballé, pour monter en quelques secondes à 112. Les mails portaient des titres assez variés. La plupart avaient pour objet : « A l’attention de Judith ». Une poignée  montraient que l’auteur se souciait peu de l’identité de la destinataire : « J’en peux plus », « Au secours », « Une réponse SVP ». Des cris, des gémissements, des pleurs qui n’avaient que la force de se référer à leur propre écho.

            « Je souffre d’une aérophagie extrêmement fatigante. Je boulotte toute la journée des produits diététiques, des fruits, des yaourts… »

            « Je n’ai jamais vraiment voulu faire ce travail. Je me suis laissé guider par le hasard. Tout ce que je voulais, c’était un salaire… »

            « J’ai surpris mon mari avec ma mère. Ça m’a fait un choc. Heureusement, ils ne m’ont pas vue. »

            « Je vais bientôt avoir trente ans. Je suis encore vierge et j’en suis fière. Sans rapport sexuel, j’ai quand même pu satisfaire des hommes. »

            Subitement, j’ai éprouvé la tentation de répondre à quelqu’un. Cette fille qui avait perdu confiance en elle par exemple, ça ne devait pas être sorcier de lui donner un coup de main. A peine m’étais-je formulé cette idée, qu’une vague de chaleur m’a envahi. Seul dans le bureau de l’entrée, je rougissais de mon audace, et me laissais gagner par l’euphorie. J’avais le sentiment que je pouvais apporter quelque chose à tous ces gens. Après tout, je n’avais, moi, jamais eu besoin de personne. Je ne m’étais jamais plaint car maman Madeleine l’avait fait pour deux. Je m’étais construit sans le soutien quotidien de ce papa-ingénieur-itinérant et n’en avais pas fait un fromage. Aujourd’hui, je sentais que je pouvais faire bénéficier quelqu’un de ma force. Un simple mail, une réponse privée en quelque sorte, juste pour elle. J’ai ouvert la fenêtre qui donnait sur la courette de derrière. La fraîcheur de l’air vivifia ma concentration. Je pouvais commencer par suggérer à cette lectrice d’oublier ce que les autres pensaient d’elle. Ou d’enchaîner les journées sans penser au lendemain (là, j’ai eu l’impression d’écrire une chanson). Il y avait aussi la solution du sport. Je pouvais très bien lui écrire un laïus sur les bienfaits psychologiques des endorphines. J’ai préparé un texte succinct, mais riche tout de même que quelques phrases chocs, des sentences ponctuées d’un point d’exclamation : « C’est comme ça que ça marche ! », « C’est votre choix ! ». C’était une invitation bien ciselée à reprendre les choses en main. J’ai rédigé le tout sur un document word et ai copié le contenu sur le mail de réponse. J’imaginais déjà mon interlocutrice. Je me la représentais de manière assez précise : blonde, peau pâle, la quarantaine prématurément fanée, le regard bleu délavé d’avoir trop pleuré. Je la voyais vêtue d’un petit pull beige à col rond devant son écran, émue par tant de sollicitude. J’ai failli appuyer sur le touche « envoi » mais j’ai été retenu par un scrupule de dernière minute : ce petit jeu, même s’il n’était que par un mail à une seule lectrice, pouvait avoir des conséquences sur le travail de Judith. Comme de le perdre par exemple.

            Lorsque j’ai reconnu les pas de ma belle dans l’escalier, j’ai fermé le mail, word et tous les logiciels qui s’étaient lancés automatiquement. J’ai éteint l’ordinateur, claqué la porte du bureau et me suis précipité sur le canapé du salon. J’ai allumé la télé. Judith est apparue, fraîche et souriante, éméchée aussi m’a-t-il semblé. Comme souvent, elle avait dû conclure sa journée par quelques coupes de champagne en compagnie de sa grande copine Claire, du service photo.
            Lâchant ses affaires sur une chaise, elle a posé un regard plutôt clément sur moi, alors que, de prime abord, je pouvais ressembler à une larve étalée sur un canapé. Elle est passée en souriant, susurrant un « coucou » de jeune fille de bonne famille. Puis elle a filé dans le couloir. Je l’ai entendue farfouiller. J’ai songé qu’il était temps d’éteindre, mais je me suis ravisé devant l’imminence de l’émission Sport Trois.


            « Ça va chou ? m’a-t-elle demandé depuis la chambre.

            J’ai baissé le volume du générique et lui ai lancé un « ouais » parfaitement maîtrisé.


            Elle a réapparu, vêtue de la djellaba bleu turquoise qu’elle affectionnait tant, et qui faisait partie du même lot négocié près de la place Jamaâ El Fna.
-      Ah, ça fait du bien d’être à la maison, a-t-elle ronronné en m’embrassant sur le front. Tu as passé une bonne journée ?
            Elle était particulièrement enjouée.
-      Ouais, pas mal. J’en ai bien profité.
            Après un cours silence, je n’ai pas pu m’empêcher de rajouter : « J’ai bouquiné ».
-      Ah ouais, a-t-elle rebondi. Quoi ?
            Silence. J’ai pensé aux lettres, mais j’ai dit : «  Zola… »
-      Zola ! Tu revisites tes classiques ?
            Tout en continuant de se coiffer, elle s’est dirigée vers la cuisine. Mensonge pour mensonge, j’ai insisté : « Tu sais c’est vachement bien. C’est dur mais c’est bien. Celle des gens qui souffrent au quotidien. Comme tes lecteurs en somme. »
-      Qu’est-ce qu’on mange, a-t-elle enchaîné sans retenir l’allusion. Puis elle a ouvert le frigo.
            Ayant passé une partie de la journée à grignoter, je n’avais envie de rien. Et comme à chaque fois que je voulais reprendre mon corps en main, j’ai pensé à la seule notion de nutrition qui m’était accessible : le poisson. « Le poisson garantit ligne et longévité » m’avait appris mon père, de retour d’un séjour à Osaka.
            « Il reste du saumon ?
-      C’est parti, a-t-elle répondu, ouvrant aussitôt le congélateur pour en sortir deux sachets plastiques. Vraiment une super journée, a-t-elle renchéri d’une voix guillerette, tout en découpant le plastique avec les ciseaux.
            Je ne voyais pas bien ce qui justifiait une telle bonne humeur.
-      Un petit verre chéri ? »
            Je n’ai rien répondu. J’étais maintenant absorbé par le résumé de la soirée de Ligue des Champions. Je restais silencieux, imperturbable et je poursuivais mon zapping, les pieds posés sur la table basse (en chaussettes, c’était autorisé). Je savais que je ne donnais pas un spectacle très ragoûtant mais, le faisant en toute conscience, j’estimais ne pas devoir être comparé à ces bougres démissionnaires de la vie, qui zappent pour peupler le vide.  Je me suis levé et suis allé chercher une bière. En m’installant de nouveau sur le canapé, j’ai réalisé qu’il y avait un verre de porto posé sur la table, en face de moi. Je me suis tourné vers la cuisine et nous avons ri ensemble de ma distraction. Judith s’activait et me regardait comme si nous venions de nous rencontrer. Je me suis approché pour trinquer. Elle continuait de sourire tout en me regardant, continuait de me regarder tout en souriant. J’ai commencé à me demander sérieusement ce qu’elle me voulait. Je suis allé à la fenêtre et l’ai observée du coin de l’œil, tout en énumérant mentalement les possibilités : enceinte, un reportage à l’autre bout du monde, un gain au loto, son père à dîner, un nouvel appartement, une robe sublime, un relais et châteaux réservé…
            « Tu ne me demandes pas ?
-      Quoi ?
-      Ben…
-      Quoi ! ai-je coupé. Ma voix trahissait mon début d’inquiétude. Qu’est-ce qu’il y a ?
-      Ben comment ça s’est passé ? »
            Je suis resté interdit. Ma vie ne s’est pas mise à défiler devant mes yeux, mais j’étais bel et bien tombé dans un trou noir. Je ne percevais plus que le son du match de football nocturne que se livraient, comme chaque soir, des deux gamins du rez-de-chaussée. Cela ne m’aidait pas à me concentrer. Or, au ton de la question, j’avais compris qu’il valait mieux faire un effort. Une loupiote s’est soudainement allumée dans mon grenier : « Ton entretien ! raconte ! ». Comment avais-je pu oublier ?
-      Super, a-t-elle fait, sans me tenir rigueur de mon manque de réactivité. Je pense que ça va se faire.
            S’en est suivie une description amusée, par Judith, de sa rencontre avec le rédacteur en chef d’un futur journal de fin de semaine. « Un grand type à la chevelure châtain tirée en arrière » qui exhibait en guise de preuve de la viabilité économique de son projet un costume Paul Smith rutilant. L’homme avait terminé l’entretien en lui jurant que la rubrique du courrier des lecteurs lui tendait les bras. « Pour ce salaire, je suis prête à passer outre son catogan ! » a-t-elle conclu en éclatant de rire.

Chapitre 5

« J’entends des voix dans la rue.
Mais au travail, rien. »
Djibril, 32 ans
Fontainebleau



- Quand tu penses à comment je galérais quand nous nous sommes rencontrés, a souri Judith.

J’ai souri également.

J’ai repensé à la rue de Chateaudun, là où tout avait commencé. Je m’y étais installé quelques semaines à peine avant elle. Fidèle à une révélation paternelle — quelque chose comme « le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt — j’avais pris l’habitude depuis toujours d’ouvrir l’œil en premier. A Chateaudun, j’aimais observer l’immeuble encore endormi du haut de mon quatrième étage. J’y scrutais les toits, regardais le ciel en rêvant, puis retournais m’allonger. Le seul signe de vie à ces heures, dans cet immeuble où la moyenne d’âge devait avoisiner les soixante ans, était l’écho des pas de cette voisine d’en face, précédant l’apparition de sa silhouette altière, qui traversait la cour en conquérante. J’avais pris l’habitude de la regarder passer. C’était un moment agréable de mes week-ends. Mais un matin, elle avait fini par lever la tête. Son regard avait immédiatement pris la direction de la fenêtre où j’étais posté. J’étais là, fidèle à mon poste d’observation, tellement habitué à dominer la situation sans attirer l’attention, que j’étais resté tétanisé. Je l’avais regardé traverser la cour, exactement comme les autres samedis. Elle s’était arrêtée deux ou trois fois avant d’arriver à la grille, avait levé la tête pour vérifier si le mateur s’était décidé à descendre de son mirador, et avait constaté que la tête était toujours là. « Comme un moulage de plâtre que l’on aurait simplement oublié sur le rebord » m’avait-elle raconté.

Plus tard elle m’avait dit qu’elle m’avait tout de suite trouvé beau, même d’en bas, même à quatre étage de là. Je ne savais pas si elle plaisantait.

Cela faisait déjà dix ans. Et Judith avait effectivement parcouru un chemin impressionnant. Il était loin le temps des piges à la petite semaine et de la confiance à plat. J’avais apprécié cette ascension et je me rendais compte aujourd’hui que je ne m’étais jamais vraiment intéressé à la misère humaine qui en était le carburant. J’avais un peu lu le magazine, au début. Mais nous étions rentrés depuis longtemps dans un équilibre où aucun des deux ne ramenait ses histoires de travail à la maison. C’est pourquoi j’avais résolu de ne pas lui faire part de ma découverte. Résolution que je sentais déjà fragile.

- C’est vraiment génial pour toi bébé. Et tu vas faire la même chose qu’à Vous Magazine ?

- Totalement et absolument, a-t-elle souri. C’est ma marque de fabrique…

J’ai ouvert la fenêtre. Un dîner battait son plein quelque part dans la résidence. On entendait des bribes d’une discussion animée. Quelqu’un a gueulé : « Et le pire c’est qu’il ressemblait à George Bush ! », déclenchant l’hilarité générale.

« Justement, me suis-je entendu dire, j’en ai lu quelques unes de tes lettres aujourd’hui. »

J’avais dit cela sans préméditation. Il faut croire que je ne pouvais pas garder ma « macabre » découverte pour moi.

- Comment ça ?, a t-elle demandé, sans cesser pour autant de couper les oignons blancs au-dessus du saladier rempli de tomates.

- J’ai lu les lettres que les gens t’envoient.

En disant cela une grande tristesse m’a envahi. Je ne savais pas si elle était liée au contenu des lettres ou à mon aveu. En même temps, je me sentais soulagé de partager le fardeau avec elle.

- Tu veux dire que tu as lu le journal ?

- Non, des lettres qui étaient sur la table. »

Judith a stoppé son geste, couteau en l’air : « Ça m’étonnerait, je ne les laisse jamais traîner. »

- Mais enfin, on s’en fout de où je les ai trouvées, me suis-je agacé, Judith, ce que je voulais juste te dire….

- T’as fouillé dans mes affaires ! »

Je me suis retourné vivement.

- Mais enfin non, chérie, le dossier était là, sur le bureau. J’ai désigné le meuble, bras tendu et main ouverte. Je me faisais l’effet d’un arbitre désignant un poteau de corner. Et puis encore une fois on s’en moque, c’est pas ça qui compte. Ce sont les lettres.

- On ne fouille pas dans les affaires des autres, c’est une question de principe ! Tu sais que j’y accorde une grande importance. Bon, qu’est-ce qu’elles ont ces lettres ? »

La coupe des oignons avait pris un tour nerveux.

Je connaissais sa propension à garder jalousement son espace intime. Cela remontait à l’adolescence. A ma connaissance son père n’avait jamais mis les pieds dans sa chambre, de même qu’elle n’avait jamais été autorisée à pénétrer dans le bureau paternel. Leurs deux tristesses avaient longtemps cohabité sans jamais faire cause commune. Cette pudeur m’avait toujours impressionné, moi qui avais dû écouter les épanchements sans retenues de ma mère délaissée. Furieux contre moi-même de ne pas avoir été digne du pacte de non ingérence, j’ai lâché avec amertume : « Et bien elles sont assez glauques ces lettres, tu ne trouves pas ? »

Un ange est passé dans le salon.

« Hum, non, pas vraiment.

- Enfin, moi, ce que j’ai lu, c’était assez déprimant, ai-je précisé, avant d’ajouter, avec un soupçon de condescendance : « Z’ont pas l’air d’avoir le moral tes lecteurs.

- Mouais, a-t-elle soupiré, on peut voir ça comme ça…On peut aussi se dire qu’ils n’ont rien de particulier, qu’ils ressemblent à tout le monde, sauf que eux ils l’écrivent.

- Ben dis donc, ai-je sifflé, c’est pas gai…

- Mais qu’est-ce qu’il y a chou, on dirait que tu découvres tout ça. Tu ne lis donc jamais Vous.

Non, je ne l’avais jamais lu. Pas comme ça.

Chapitre 6


« Je fais des malaises chaque jour.
Plus j’y pense, plus je fais des malaises. »
Chine, 30 ans
Manosque

           
            On est resté sur cette fausse note durant tout le week-end.
            Le lundi, chacun est parti de son côté. Pour Judith c’était direction le vieil immeuble du XVIème arrondissement qui hébergeait la rédaction de son magazine. Là, cohabitaient dans un décor hétérogène des tapisseries de scènes de chasse, des open space au mobilier métallique, des bureaux aquariums, des escaliers de pierres recouverts de tapis rouges. Judith disait qu’on avait l’impression que le journal était fabriqué clandestinement, dans un lieu qui n’était pas prévu pour ça, et que la petite fourmilière des employés pouvait s’éparpiller à la première alerte.
            Comme chaque lundi, elle s’est rendue dès son arrivée au service photo du troisième étage, sa pochette rouge sous le bras, avec sa sélection de réponses pour la semaine. Aussi n’a-t-elle jamais pris connaissance du mail étrange, envoyé à cinq heures du matin sur le compte du courrier des lecteurs. Provenant de l’adresse ester63@hotmail.com, il avait pour objet : « Il est temps » et se résumait à trois lignes :

            « Aujourd’hui, il est temps de vous écrire.
            Je ne vous garde pas plus longtemps, Judith.
            Mais je vous dis à très bientôt… »

            Au service photo l’attendait Claire, sa principale alliée du journal. Silhouette fine, cheveux courts hérissés de petites couettes, jupes longues et serrées, Claire était une blonde aux allures asiatiques. Impression paradoxale que renforçait sa manière de se déplacer, à tous petits pas, comme une Geisha A côté d’elle, Judith passait pour un grand aigle noir, surnom dont l’avait d’ailleurs affublé Claire au début de leur amitié.

            « Tu as réfléchi ?, a attaqué d’emblée Claire.

-      Oh, a répondu Judith, tout sourire, je crois que c’est tout vu… »

            Dévorant sa copine des yeux, Claire s’est mordillé les lèvres. Elle se retenait de demander à Judith s’il y avait de la place pour elle. Elle y avait pensé tout le week-end. Puis elle a froncé les sourcils. Judith a suivi la direction de son regard et a aperçu Monique, la maquettiste rousse et ombrageuse du journal. Celle-ci faisait mine de chercher un document sur la table lumineuse, mais s’efforçait en vérité de saisir des bribes de leur conversation. Monique détestait Claire, qui lui ressemblait si peu, et encore plus Judith, dont elle jalousait la position à part dans le journal.

            « Allez au boulot ! » a lancé Claire à la cantonade.

            Trois lettres et mails furent sélectionnés ce matin-là. Ce fut d’abord Chantal, cinquante-cinq ans, qui résidait au Havre, et dont le fils se tripotait toute la journée.

            « Ah ben voilà, s’est exclamée Claire, enfin du petit problème de pipi-caca. Ça nous change des trucs à se tirer des balles. Et puis c’est facile à illustrer. Tiens, ouvre l’album enfants, on va bien y trouver une jolie frimousse… »

            Judith n’en a rien fait, a enlevé ses lunettes et s’est tournée vers Claire : « Il a 32 ans le gamin… 
-      Merde !.... »

            Les deux copines ont éclaté de rire, comme elles le faisaient souvent de ces séances d’illustration. Un rire libérateur, un humour de salle de garde. Sont ensuite venues trois femmes, l’une amoureuse de son psy, l’autre harcelée par sa chef, la troisième déboussolée par vingt années passées en cuisine. Des photos de divan, de bureau et de cuisine sont venues donner du corps à leur récit.

            Au-delà de l’admiration vestimentaire que Judith vouait à Claire, les deux femmes étaient unies par un lien moins avouable. Il avait suffi à Judith de voir les pupilles dilatées, le sourire narquois et l’élocution lente de sa collègue pour comprendre. La poudre était aussi son affaire. En matière de sniff, Claire était pire que Judith, en ce sens qu’elle ne gérait rien. Elle allait quinze fois par jour aux toilettes et s’endormait souvent en réunion, mauvaise habitude qui avait fini par être admise dans la maison. C’était le prix à payer pour avoir des gens à la pointe de la tendance. Avec Claire, Judith avait le sentiment de pouvoir compter sur quelqu’un, sentiment incongru si l’on pense que la personne en question continuait de voler des liasses de billets à ses propres parents pour financer sa mauvaise habitude.

            Comme chaque lundi, Judith a passé le reste de la journée à préparer les deux pages qui devaient partir à l’impression le lendemain soir. Elle a attendu la fin de l’après-midi pour s’accorder un peu de temps, dans son bureau, et en a profité pour appeler son père.

            « Allo oui ?
-      Papa c’est moi.

-      Ah, princesse, ma fille ! s’est exclamé Marius. Ça me fait plaisir ! Comment vas-tu ? »

            Elle eut un sourire, toute seule.

            « Et toi, tu vas bien papounet ?
-      Oh oui, tu sais, je fais aller, je tourne un peu en rond…Ah si, tiens, j’ai revu Sonia, tu sais, la copine de ta mère. Elle est revenue en France et…

-      Connais pas. Dis moi Papa. Je t’appelle parce que je voulais te prévenir que ça allait sûrement bouger pour moi, question boulot. Je ne t’en ai pas parlé hier parce que j’hésitais encore, mais là c’est sûr dans ma tête.

-      Ah bon ? Mais pourquoi tu ne m’as rien dit. Il sert à ça notre dîner du dimanche…

-      Oui, je sais…

-      Mais c’est quoi ? Ça va dans le sens de ce que tu souhaites ?

-      Je vais sûrement décrocher un gros poste…Bon, c’est un nouveau journal, donc un peu risqué. Mais un gros salaire.

-      Ah bon ? répétait-il. C’est bien alors…Et c’est pour faire quelque chose qui te plait ?

-      Non, c’est pour ramasser les poubelles !

            Ça lui était sorti comme ça mais c’était plus fort qu’elle. Ce genre de réflexion en suspension, spécialité de Marius, avait le don de la mettre hors d’elle. Elle annonçait une promotion à son père et celui-ci, en retour, se montrait incapable d’exprimer autre chose qu’une joie gênée. Ou pire, un étonnement méfiant. Lorsqu’elle avait composé son numéro, elle avait espéré pour la nème fois qu’il allait en être autrement. L’instant d’après, elle se retrouvait devant le même mur-des-frustrations.

-      Ne te fâche pas…

-      Excuse moi, bon, je te raconterai tout ça dimanche prochain.

-      Alors..au revoir princesse.

-      Bisou… »

            Elle a ensuite surfé un peu sur le Web. Les dépêches continuaient d’égrener les risques d’attentats en Occident. Elle pensait qu’elle ne serait jamais touchée personnellement par un acte terroriste. Elle avait déjà mangé son pain noir. Statistiquement, il y avait peu de chances que le mauvais sort la frappe une seconde fois. Lorsqu’elle a eu téléchargé ses mails, l’objet « Il est temps » a été noyé dans le flot de ce qu’elle avait reçu depuis la veille. Elle n’y a pas prêté attention. Pas plus qu’à cet autre mail, envoyé au beau milieu de l’après-midi, parmi un cinquantaine d’autres :

            Objet : Il est temps 2

            «  Chère Judith,
           
            Oui, il est temps de vous écrire. Je ne pensais pas avoir à le faire. Et me voilà devant vous. Devant votre gentil petit tribunal. Vous n’imaginez pas, chère Judith, combien le seul fait de vous adresser une lettre donne de l’espoir aux gens. Quand on y est peu habitué, écrire sa vie, même sur quelques lignes, fait résonner les mots en vous comme l’écho d’un gong. Et, fasciné par notre propre audace, on se persuade que vous allez vous aussi l’être.

            Je vous vois déjà vous impatienter. Vous dire « Bon, qu’est-ce qu’elle me veut celle-là » Vous êtes à deux doigt de froisser le papier sur lequel vous avez imprimé mon mail. Après tout, il y en tout un paquet, attendant son heure de gloire. Des messages qui patientent sagement dans une pochette que j’imagine rouge.

            Et bien ces lettres, je m’écarte de bon cœur pour les laisser passer. Pour ma part, on en est pas encore là tous les deux.
            A très bientôt donc. »

Chapitre 7


« Je rêve très souvent que je suis enceinte,
mais à chaque fois le père est absent.
Alba, 25 ans
Valenciennes



            Le week-end de la Toussaint a été le dernier week-end de douceur. Le froid a fondu sur Paris dans les jours qui ont suivi et n’a plus lâché sa proie.

            Chaque matin, nous suivions le même rituel. Lever à sept heures tapantes. Douche, debout pour moi, assise pour elle ; café dans la cuisine en écoutant la revue de presse de France Inter. C’était un passage obligé pour Judith. Un matin glacial, elle avait entendu en direct les adieux d’Ivan Levaï, chroniqueur inamovible de cette tranche horaire. Elle avait été subjuguée par sa dignité, mais également par la tristesse assumée de tous les intervenants. Jusqu’aux larmes sincères et en direct de Patricia Martin, la voix toujours pleine de commisération de ces matinées. Cette effusion collective avait signifié pour elle comme une autorisation. De manière incongrue, une éruption lacrymale de forte intensité avait salué le carillon de neuf heures. Judith avait enfin pleuré sa mère, recroquevillée de longues minutes sous sa douche.

            Nous quittions l’appartement en même temps, traversions la cour main dans la main, nous embrassions sur le trottoir et partions chacun de notre côté.  Je gagnais à pas rapide le boulevard Beaumarchais. Je montais dans mon bus, I-Pod lancé sur des rythmes électro, pour gagner le nord de Paris, la rue de Crimée, où il devait faire à peine mieux vivre qu’en Crimée. Ici, le visage des pauvres était dur, les façades des immeubles décaties, et cela aiguisait ma fierté de pénétrer dans le complexe moderne des bureaux. Les gardiens, les barrières, les badges : tout l’arsenal d’un scientifique de la CIA.  Ma carte magnétique me donnait accès au bâtiment des développeurs, un endroit sécurisé puisqu’il abritait peut-être le Google de demain. J’arrivais à mon boxe après avoir longé une rangée de dos voûtés. J’allumais mon ordinateur et consultais mes mails, je filais ensuite prendre un café au distributeur. Je rejoignais enfin les accros à la clope dans le bocal (une pièce entièrement vitrée, mais à travers laquelle il était difficile de voir, tellement elle était jaunie par la nicotine). De retour à mon bureau, je me connectais au serveur central, récupérais des fichiers sur lesquels je travaillais et démarrais mes lignes de codes. Je me sentais créatif ; je montais de jolies animations, introduisais de petits scripts en java. Mon père avait lui-même appris le javanais au cours d’une longue mission en Indonésie. C’était une sorte de reprise de flambeau.

            Quelques jours après la découverte des lettres, j’ai fait un tour sur le site du magazine de Judith. C’était un jeudi matin, peu avant l’heure du déjeuner. J’avais légèrement tourné mon écran, d’une part pour éviter les reflets du soleil, d’autre part pour de na pas être dans l’angle de vue d’Etienne, le chief editor de l’étage. Je me suis inscrit sous le premier pseudo qui m’est venu à l’esprit, Charly, et me suis immédiatement retrouvé dans le vif du sujet.

-      Papon5 : quand je dis qu’il me violait, je ne raconte pas d’histoires. Mes parents disaient que je délirais. Ce qui se passait, c’est que l’oncle me ramenait chez moi le dimanche soir et juste avant, il me faisait monter dans son bureau…

-      Jaja32 : ce qu’il faudrait c’est que tu en parles à quelqu’un…

-      Papon5 : mais je leur ai dit, à tous ! Des dizaines de fois. Ils n’ont jamais rien voulu savoir !

-      Nénette2000 : ce que je fais, c’est que je garde des boulettes de viande dans ma bouche et dès que ma mère a le dos tourné, je les mets dans ma serviette. Du coup c’est moi qui dresse la table et ma mère me félicite toujours pour ça.

-      Antivol : Et pourquoi tu n’essaierais pas de les manger une fois, pour voir, les boulettes ?

-      Nénette2000 : Beurk

            J’étais assez doué dans mon genre. Ma carrière était sur le point de connaître une accélération : on parlait de moi pour le lancement d’un site de vente aux enchères d’appartements saisis par le fisc (le patron avait on ne sait quelle connexion au ministère des Finances). Pourtant, insensiblement, j’ai commencé à décrocher. J’ai été aspiré par le forum de discussion. Je me suis mis à prendre des pauses de plus en plus courte durée, je fumais mes cigarettes rapidement, avalais mes cafés au-dessus du clavier et profitais du déjeuner pour surfer. Un soir, alors qu’il ne restait à l’étage que l’équipe des intégrateurs,  engagés dans une partie de jeu en réseau, je n’ai pas pu m’empêcher de répondre à « Manganight » qui demandait à la foule des internautes : « un couple peut-il survivre à la passion des premiers temps ? ». Manganight avait connu un début d’histoire torride avec un homme, faisant l’amour dans les lieux les plus improbables — elle avait mentionné notamment un télécabine de la station de ski Saint Gervais — et s’ennuyait ferme depuis qu’ils avaient commis l’imprudence d’emménager ensemble.

            J’ai posté une réponse de bon sens : « Oui, c’est comme ça, mais faut apprendre à s’inscrire dans la durée. Ce n’est pas le plus facile, mais c’est ce qu’il y a de plus beau. Crois-moi. »

            J’ignorais comme une telle fadaise était sortie de mon cerveau. Toujours est-il que j’ai poursuivi la discussion. Au bureau, puis chez moi. Manganight s’est révélée dure à convaincre. Les arguties étaient sans fin. J’ai fini par perdre patience et, dès le lendemain, me suis vu reprocher mon manque de compassion par un autre internaute.

            Au-delà de mon intérêt pour les différents sujets abordés, je découvrais également que Judith bénéficiait sur les forums en ligne d’un respect que j’avais donc perdu, moi, en à peine 48 heures de présence. Toutes les discussions se référaient à elle. Ce monde névrotique, paumé, n’avait confiance qu’en son gourou : Judith. « Relis sa réponse du numéro du 7 septembre, disait l’un. Elle te servira ». « Si je pouvais m’exprimer comme Judith Deler, écrivait l’autre, je te conseillerais d’y regarder de plus près avant de tirer des conclusions sur ton fils. » « Qui sait si Judith Deler donne des conférences ? » demandait un troisième. « Mon psy est loin d’avoir la finesse de Judith Deler », se plaignait un quatrième. « Judith je t’aime » avouait un dernier.

            Alors la question m’est venue : était-ce cette la même femme dont ils parlaient tous, qui se promenait en vieux pyjama d’homme le dimanche à la maison ?... Je m’étais couché avec une femme, la mienne, je me réveillais avec Mère Teresa.