Chapitre 23


« J’ai la trouille du chômage.
Alors j’accepte ce qu’il me fait. »
Murielle, 41 ans
Saint-Etienne


            Quelques minutes plus tôt, à Saint Cloud, une jeune femme rousse s’était arrêtée au niveau de la voiture de police, garée devant chez Marius Deler. A travers la vitre ouverte, la femme avait demandé :
            « Excusez moi, la gare du Val d’Or s’il vous plaît ? 
-      Un tout petit peu plus loin sur la droite. »
            La femme était restée un instant sans bouger. Au moment où elle allait ajouter quelque chose, la radio s’était mise à hurler : « Suspect appréhendé, vous pouvez rentrer au poste. On fera un point ce soir. » Le policier avait opiné, puis s’était tourné vers la femme en souriant. Il avait demandé : « Oui ? »
            Elle avait dit « Merci » et était partie en direction de la petite gare désuète. Là, au lieu de monter vers les quais, elle avait pénétré dans le square, en contrebas du bâtiment. Elle n’avait qu’une minute à attendre, assise en évidence sur un banc, et avait vu passer la voiture de police.

            Quelques minutes plus tard, Marius a raccroché, après le coup de téléphone de Franky. Il avait le dos tourné au jardin. Le combiné posé, il est resté un moment, partagé entre la sensation de soulagement et la perplexité quant à la personnalité du fautif désigné. Il s’est retourné pour regagner ses haies et s’est retrouvé nez à nez avec une personne encagoulée. Il n’a pas eu le temps de dire un mot. L’autre l’a frappé en pleine figure avec ce que, juste avant de tomber dans les pommes, il a cru être une pelle.
            Lorsqu’il s’est réveillé, il faisait nuit. Il était dans le noir, ligoté à un transat de jardin. Une intense chaleur irradiait son visage. En essayant d’ouvrir la bouche, il a déclenché une douleur vive sur tout son côté droit. Du sang avait semble-t-il séché sur sa joue. La maison baignait dans un silence total qui a achevé de l’effrayer. Il a immédiatement pensé à Judith. Si cette dernière ne lui avait pas porté secours, il avait dû lui arriver quelque chose. Pas un instant, il n’a envisagé la possibilité que son agresseur fût un cambriolage. Il savait que c’était plus grave. Il a commencé à remuer de toutes ses forces pour se défaire de ses liens, mais de forces, il n’en avait plus beaucoup. Après un temps infini, il était en passe d’y arriver, lorsque des jets de lumière ont commencé à arriver en provenance du jardin. Suivis d’un attroupement de cinq ou six silhouettes qui se sont agitées derrière la porte vitrée, en éclairant le garage par faisceaux dans tous les sens. A plusieurs reprises, la lumière est revenue sur lui, l’éblouissant. Puis, après un laps de silence, la porte vitrée a volé en éclats. L’instant d’après, tout le monde était autour de Marius.
            L’arrivée des flics avait une explication simple. Après deux heures à discuter dans le vide avec Claire, Franky était parti manger un sandwich avec Miguel, derrière le BHV. Il était ensuite repassé au poste et là, avait enfin terminé de ranger ses papiers. Il était tombé sur la carte postale, avait immédiatement appelé Saint-Cloud, et n’avait obtenu qu’une sonnerie dans le vide. L’alerte avait alors été déclenchée.
            La mâchoire fracturée, Marius a ânonné : « Judith ». autour de lui tous les visages se sont assombris, et une partie de l’unité s’est égaillée dans la villa. Tout comme lui, ils avaient un très mauvais pressentiment.

            La découverte a été faite dans le salon. La mise en scène avait cette fois atteint un niveau paroxysmique. La salle était plongée dans le noir. Seule une lampe sur pied, baissée au maximum vers le bas, éclairait la pièce par reflet contre le carrelage. La pièce était sombre parce qu’il faisait nuit mais également parce que l’ensemble des fenêtres était recouvert de photos. D’innombrables portraits de personnes, de face, un peu à la manière de photomatons, étaient scotchées sur les vitres. Le tout a donné aux premiers policiers qui ont débouché de l’escalier l’impression terrible d’être attendu. Comme si ce cénacle silencieux et réprobateur — la plupart des visages étaient fermés et tenaient plus de l’identité judiciaire que de la photo de colonie de vacances — attendait les premiers visiteurs pour entamer une délibération. On avait arraché tous les tableaux du mur du fond et fait basculer la bibliothèque par terre. Le mur était badigeonné de sang. On y avait inscrit en lettres majuscules une sorte de poème halluciné :

            « STOP — MA TETE EXPLOSE — SOUFFRANCES DE TOUS —SOUFFRANCES PARTOUT — BUSINESS DES MAUX — LES PETITES VIES —LES PETITES GENS — GARE AU REFLUX ; COUPER DES TETES ; PLUS DE BLA BLA ; HAINE DE SOI ; HAINE DEÇOIT — HAINE DE TOI  — MA TETE EXPLOSE, TA TETE EXPLOSE, SA TETE EXPLOSE, LEUR TETE EXPLOSE, MA TETE EXPLOSE, TA TETE EXPLOSE, SA TETE EXPLOSE, LEUR TETE EXPLOSE…A NOUS LES FORÇATS DE LA TETE ! »

            Judith était là, sous l’inscription.
            Elle était assise sur un fauteuil tournant de bureau, attachée, bâillonnée, ensanglantée. La tête penchée de côté, inerte. Judith était apparemment nue. Je dis « apparemment » parce qu’il s’est avéré qu’elle était recouverte elle-même de photos. En s’approchant, les policiers avaient compris que toutes ces photos d’anonymes lui avaient été agrafées sur le corps. Un corps supplicié, donc, qui portait une multitude de stigmates. Un gros filet de sang lui avait coulé de la bouche. Derrière le fauteuil, on avait scotché un carton où était écrit, toujours avec ce satané rouge : « Au travail ! »
            Prévenus par les flics, les médecins et pompiers dépêchés sur place, en urgence, ont constaté qu’elle était encore en vie. Après l’avoir délicatement détachée, ils l’ont installé sur une civière et l’ont évacuée, toujours avec ses photos accrochées sur le corps.

            Alors que les deux premiers flics se penchaient sur Judith, un troisième, arme au poing, a entamé une fouille du reste de l’étage. Il n’a pas eu à aller bien loin. Toujours dans le salon, du côté opposé à l’endroit où Judith avait été retrouvée, il y avait un piano à queue. Le policier n’a d’abord rien vu car la queue du piano était tournée vers la pièce. En contournant l’instrument, il a découvert le deuxième corps. Un homme aux cheveux poivre et sel, portant une chemise rayée blanche et rouge et un pantalon noir, gisait contre le piano. Sa tête reposait sur le clavier, un cratère sur la tempe droite. Une lettre avait été écrite au marqueur sur chaque touche blanche du piano. Une fois soulevée la tête de l’inconnu, ils purent former la phrase : « Riche de la vie des autres. »
            Ayant rejoint ses hommes, Franky parlait doucement mais sans s’arrêter : « Merde, de putain de merde, de bordel de merde. » Il énonçait la phrase comme s’il lisait une liste des courses. Il ne fut interrompu qu’an bout de quelques secondes par Miguel. Celui-ci, penché sur le cadavre, avait fini par se relever : « Mais je le connais ce gars… » Franky, qui n’avait d’abord rien remarqué, s’est rapproché. Il a contemplé le visage de l’homme avec attention puis s’est tapé sur le front : « Mais oui, bon sang, tu as raison, c’est le type du journal. »