Chapitre 2


« Mon amie est schizophrène et jalouse de moi.
J’hésite à lui laisser mon fils pour les vacances. »
Inès, 38 ans
Gap


            Chaque semaine, les habitués de Vous magazine retrouvaient Judith. Avec le temps, sa fine natte noire lui descendant jusqu’aux reins était devenue son logo. Judith incarnait depuis maintenant six ans « l’experte » de la page 3, à qui revenait le redoutable honneur de répondre au courrier des lecteurs.
            Elle racontait souvent la manière improbable avec laquelle elle avait hérité du poste. L’honorable vieille dame qui régnait depuis des années sur le service était tombée au combat. Une sale grippe, entamée comme une banale toux de pollution, l’avait saisie au début de l’automne, ne l’avait plus lâchée de l’hiver et, élevée au rang de pneumonie, avait fini par l’emporter avec les premières giboulées de mars.
            Le jour où il avait compris que sa Chris Evert du courrier, sa Callas de la réponse rapide et chaleureuse, était inapte au service, le rédacteur en chef de Vous magazine avait eu une attaque. A travers la vieille, un virus mal intentionné s’attaquait à la principale impulsion d’achat de sa revue et hypothéquait par la même ses rêves d’ascension sociale.
            Ce jour-là, donc, pigiste irrégulière, Judith était de passage au journal. Elle déposait deux articles : un portfolio d’hommes évoquant leur père, et une enquête sur la montée des pratiques sado-masochistes en France. A peine était-elle entrée dans la salle de rédaction qu’Elvis — en raison de Presley et non de Costello, comme il le prétendait —lui était tombé dessus. Il l’avait entraîné dans son bureau aquarium et avait tourné les stores pour s’abriter du regard des autres journalistes. Il lui avait demandé tout de go si elle avait l’expérience du courrier des lecteurs. Judith avait cru à un bizutage, et avait gardé la bouche entrouverte. « Du courrier quoi ! », s’était impatienté le beau gosse, passablement irrité par le manque d’ambition de cette jeune pouliche. « Des questions de gens sur leur vie, leurs amours, leur famille… ! » avait-il martelé. Judith était restée encore un moment muette comme une carpe dans ce grand aquarium. Elvis avait dû abattre la carte de la panique. Dans une cascade de phrases courtes, entrecoupées de halètements surjoués, il avait avoué que la vieille le lâchait, que celle-ci était elle-même lâchée par sa santé, et que cette dernière était lâchée par les hôpitaux publics (il était de droite). Judith en avait profité pour lancer son moteur de recherche de réponses intelligentes. Après avoir laissé tourner son esprit à vide, elle ne trouva qu’une question, formulée d’une voix à peine audible :
            « Pourquoi moi ?...
-      Et pourquoi pas toi ! »
            Vingt minutes de flatterie plus tard, il avait relevé les stores. Tout le monde s’était aussitôt remis au travail. Elvis et Judith s’étaient serré la main de manière aussi solennelle que s’ils ponctuaient un sommet de paix au Proche-orient et ma femme avait basculé dans une nouvelle vie.

            Endosser les frocs de la vieille n’avait pas été évident pour Judith au début. Ses scrupules, fondés, provenaient de son manque d’expérience. A force d’argumenter, j’avais fini par la convaincre de sa bonne connaissance de la nature humaine, et donc, de son adéquation au poste. Selon moi, deux éléments de sa vie valaient un diplôme en psychologie : sa passion pour les polars et le décès de sa mère.
            Les polars, c’était un amour ancien. Judith avait toujours été une dévoreuse de livres. Elle avait découvert ce plaisir grâce à la collection Signe de pistes, des histoires de garçons qui la ravissaient et lui permettaient de s’inventer une fratrie. Elle avait ensuite dévoré la totalité de la bibliothèque familiale, suivant l’ordre des linéaires du salon, ce qui l’avait conduit à enchaîner les lectures aussi hétéroclites que la biographie d’Albert Camus, une histoire des Vosges ou la faune de l’Atlantique. Mais très tôt, son goût pour les romans policiers avait remplacé tout le reste. Dans son magistère personnel, elle avait choisi l’option « Serial Killer ». Le faucheur, La veuve de Louisville, Bill le boucher, étaient les noms qui peuplaient son panthéon. Sa fascination allait également vers les inspecteurs, capable de se mettre dans la peau du tueur. La centaine d’enquêtes qu’elle avait suivies à leur côté lui avaient donné un bagage suffisant en psychologie. Elle s’en était laissée convaincre. Bien sûr, elle avait plus goûté aux grandes perversions qu’aux névroses du quotidien. Mais ce qui était vrai des malades spectaculaires devait l’être, à une moindre échelle, de tout un chacun.
            Aussi terrible que cela puisse paraître, la mort de sa mère justifiait également de sa connaissance de la nature humaine. Judith avait pris l’événement en pleine figure, au sens propre comme au figuré. Quelques jours après ses 16 ans, Odette, sa mère, avait tenu à l’emmener faire un tour dans le quartier, en conduite accompagnée. Tout s’était passé rapidement : le moteur avait calé à un carrefour et la Twingo s’était fait emboutir par une estafette d’EDF. Odette était morte sur le coup. Judith s’en était sortie avec une jambe cassée, plusieurs côtes enfoncées et de multiples coupures. Jusque-là fille unique triomphante, le drame avait plongé celle qui allait devenir ma femme dans la prostration. Au début, elle s’était identifiée à Stéphanie de Monaco. Ce qui n’était pas trop grave. Mais un soir de tristesse dans sa chambre, un copain bien intentionné lui avait proposé un sniff d’héroïne. Elle en avait tiré sur le moment une sagesse inespérée, une acceptation bouddhique de sa situation.  Dès lors, chaque fois que le vent frisquet de la déprime se levait, elle fonçait aux toilettes pour se faire un rail. Au bout du compte, le produit marron avait prolongé le temps du deuil bien au-delà du timing recommandé.

            Le succès de la rubrique n’avait pas pâti du changement de titulaire. Le lectorat, d’abord désarçonné d’avoir perdu son interlocutrice habituelle — ce dont témoignèrent quelques lettres au ton orphelin — avait rapidement adopté ce nouveau visage de la vie-qui-va-bien-mieux-aller-maintenant-vous-allez-voir. Les ventes continuaient de progresser. Quelque temps après avoir commencé, Judith m’avait révélé que le courrier était monté à plus d’une centaine de lettres par semaine. Elvis avait décidé de faire passer la rubrique de deux à quatre pages. Cela impliquait pour Judith de répondre à une dizaine de lettres chaque lundi. Elle s’acquittait de cette tâche avec sérieux et célérité. Elle s’efforçait de varier les sujets entre sexualité, éducation des enfants, problèmes d’infidélité, divorces, relations familiales, dysfonctionnements alimentaires et, de temps à autre, situation hors norme qui lui permettait d’impressionner son monde avec un vocabulaire incompréhensible. Cette dernière catégorie de réponses lui avait valu d’ailleurs ses seules lettres d’injures, signées en général de spécialistes de la question abordée, proposant leurs services en fin de message.

            Elle occupait le poste depuis près de dix ans. Judith assumait désormais parfaitement le poids de la charge. Elle assumait également sa certitude d’apporter aux lecteurs une parole émancipatrice, de les ouvrir à ce qu’elle appelait, en prenant soin de détacher fièrement chaque syllabe : « un champs des possibles ».  Charge à eux de bien l’occuper. Elle les brusquait même parfois (ils adoraient ça) en leur intimant de saisir leur chance et de cesser leurs jérémiades. « Lorsque je glisse à l’intérieur d’une lettre un ma chère ou un mon cher, me révélait-elle avec gourmandise, la personne à laquelle je m’adresse peut s’attendre à un grand moment de solitude. ». Et de citer quelques exemples : «  ne trouvez-vous pas, ma chère, que votre fils a largement l’âge d’avoir une vie affective qui lui appartienne ? », « Ne pensez-vous pas, mon cher, que la question ne porte pas tant sur les arguments de votre femme ou sur les vôtres, que sur le moyen illicite (la gifle) que vous avez employé pour lui faire entendre votre point de vue ? »

            Pour Judith, il n’y avait de révolutions qu’intérieure. Tout le monde la suivait cinq sur cinq sur ce terrain. Dans le flot des lettres que j’ai découvertes ce matin-là, une missive, signée d’un certain Sébastien, se terminait de la manière suivante : « Vous m’avez fait comprendre que j’étais la cause de ma galère. » Sébastien avait parfaitement assimilé le catéchisme Juditho-messianique.