Chapitre 16


« J’ai des sentiments bien négatifs à son égard :
foireux, fuyant, égoïste, éternellement… »
Caracole, 29 ans
Gordes

            Le flic marseillais a débarqué avec son acolyte aux allures de Judith. Il a été établi qu’une personne avait pris le risque de pénétrer dans la maison, par la porte de devant, pendant le sommeil de Judith. L’intrus s’était donc retrouvé pendant quelques minutes à quelques mètres d’elle, sans qu’elle n’ait eu à aucun moment conscience du danger. Cette fois, aucune inscription n’avait été laissée. Ils en ont conclu qu’en rentrant de ma promenade, j’avais dû interrompre le psychopathe en pleine action. En outre, il ne faisait aucun doute que les forfaits de Paris et de Sency avaient le même auteur.
            Claire a débarqué comme une fleur, quelques minutes après ma découverte. Elle a certifié être allé se balader dans le village. Ni elle, ni Judith, ni moi n’avions rien vu.

            A partir de ce jour, nous avons vécu sous la surveillance ininterrompue de la police. Judith a été contrainte de prolonger son congé et des calmants lui ont été prescrits. Moi, il m’a fallu au contraire reprendre mon travail. Rien, dans la convention collective de l’industrie numérique, n’était prévu pour les conjoints de personne faisant l’objet de menaces. J’étais nerveux et buvais trop. Je suis retourné sur Internet pour voir si Ester63 continuait de sévir. Et surtout s’il m’était possible de trouver une passerelle entre ses interventions et l’épisode de Sency. Je voulais avancer avant de parler d’elle à qui que ce soit.
Rien n’avait changé en notre absence, si ce n’est que la miss semblait se connecter moins souvent. Ce qui, en soit, confirmait mes soupçons : si elle n’était pas devant son ordinateur, c’est qu’elle avait sans doute mieux à faire…
            Le mercredi suivant, une nouvelle lettre est arrivée. Directement chez nous cette fois. Elle ne faisait aucune allusion aux événements récents, et paraissait au contraire poursuivre un monologue de manière inexorable, imperméable à toute influence extérieure.

            «  Salut Judith,
            Je sais bien que tu fais du business avec nos drames. Sens-tu, cependant, comme l’existence de gens comme moi, pas même de grands accidentés de la vie, juste des gens affligeants de banalités, va bientôt vous poser un problème ? Tout le monde fait comme toi, les télé, les radios, les publicitaires. Ils s’en mettent plein les fouilles en utilisant la dernière matière première aux réserves inépuisables : l’intimité. Certains vont jusqu’à publier leur propre témoignage, pour nous dire : « Vous savez, je suis riche et célèbre, mais moi aussi j’ai souffert ». La dernière arme pour nous apitoyer.
            J’aurais pu parler à n’importe lequel d’entre-vous, mais j’ai décidé de m’adresser à toi. C’est bête hein ? Tu as été élue représentante des gens d’en haut par un jury d’en bas constitué de ma pomme. Tu es la dernière trouvaille du pouvoir pour détourner les gens du vrai combat : le combat politique. Arrête, je t’ai vu sourire, je déteste ça ! Je sais ce que tu penses de la politique. « Ah, non, pas le coup de la politique, la politique c’est une farce, et bla bla bla…»
            Tu penses naïvement faire du journalisme. Que ça te fasse rire ou non, ton travail est politique. Tu passes ton temps à inviter tes ouailles à se lancer dans le combat merveilleux contre elles-mêmes. Et le temps que nous perdons, nous, à nous reprocher de ne pas être assez zen, assez généreux, assez lucides sur nous-mêmes, nous ne le passons pas à combattre ta caste. L’affrontement sera politique. Regarde bien ce mot — POLITIQUE — et fera des morts, cette fois, pas seulement dans le camp des déclassés. »

            Après une telle loghorrée, les renseignements généraux ont été alertés et, m’a confié le marseillais, allaient probablement déclencher une opération dans les milieux de la gauche radicale. C’est pourquoi j’ai été très surpris quand, dès le lendemain, en rentrant à la maison, Judith m’a appris que le même marseillais avait débarqué sans crier gare et avait procédé à ce qu’il convient d’appeler une perquisition. Ils avaient apparemment effectué de nouveaux relevés d’empreinte et, plus embêtant, étaient repartis avec nos deux ordinateurs. Le soir, alors que, abrutie par les médicaments, Judith dormait déjà du sommeil du juste, j’ai éprouvé un terrible sentiment de manque. Je n’en avais pas terminé avec mon addiction aux forums et supportait mal d’être séparé de mon ordinateur. Sans quelques échanges nocturnes, il m’était devenu impossible de trouver le sommeil.

            Le vendredi, le marseillais m’a appelé au bureau.
-      J’ai du nouveau monsieur.
-      Ah ?
-      Oui, j’aimerais que vous veniez au commissariat pour en parler.
-      Bien sûr commissaire, quand devons-nous venir ?
-      Pas vous deux, j’aimerais que vous veniez seul M Brunet…

            La garde à vue a duré une nuit. Tout a commencé dans la bonne humeur. « Appelez-moi Franky » a suggéré d’emblée le petit flic, avant de s’exclamer : « Alors vous êtes d’Aix ? » S’en est suivi quelques considérations sur la route d’Eguille, où nous habitions quand j’étais adolescent, et sur le Set Club, le club sportif près de notre lotissement, où l’inspecteur avait fait sa première descente de gradé. Et puis, il a brusquement lâché : « Bon, mais nous, à Marseille, les Aixois, faut dire qu’on ne les aime pas trop. » Il venait de siffler la fin de la récré. C’était le début de la soirée, et sans préavis, il s’est mis à me tutoyer :
-      Tu te demandes sans doute pourquoi on t’as demandé de passer seul.
-      Ça m’intrigue en effet. Il y a quelque chose que vous ne voulez pas dire à Judith ?
            Il a eu un petit signe d’énervement en secouant la tête pour me signifier que j’étais sur la mauvaise piste. Il s’est assis sur l’angle du bureau, une fesse posée, une dans le vide.
-      On a regardé ton ordinateur et on y a découvert des trucs…
-      Des trucs sur moi ? ai-je lâché dans la foulée, regrettant aussitôt mon empressement. Mais cette histoire de réquisition d’ordinateur, je ne la sentais pas depuis le début. Personne ne pouvait comprendre.
            Franky a souri, et hoché la tête de manière très professionnelle. Il a hurlé : « Miguel ! » Comme si la scène avait été répétée de longues dates, le grand brun au visage de Judith est sorti de la pièce d’à côté en brandissant une feuille, qu’il a agité au-dessus de sa tête à la manière d’un Daladier brandissant un traité de paix : « Qu’est-ce que c’est que ça ? »
            Les deux compères n’ont pas fait de cachotteries bien longtemps. Ils m’ont mis le papier sous le nez.

            « Salut Judith,
            je t’écris aujourd’hui alors qu’il y a des mois que je te lis. Je sais maintenant exactement comment tu réagiras à tel ou tel problème que je pourrais t’exposer. Comme tu as dû deviner, je commence par parler de toi pour ne pas avoir à parler de moi.
            Bon, je connais les règles. Je sais ce que je dois faire. Je m’y mets. Je ne sais pas vraiment d’où vient le problème, mais je peux te garantir qu’il y en a un. Je vais m’efforcer de te décrire les événements de manière chronologique. Moi aussi je sais faire. Je ne suis pas plus bête que la plupart de ceux qui t’écrivent chaque semaine. Je ne mérite pas moins qu’eux ton attention. Ma petite enfance, je dois te faire un aveu, je n’en garde que deux ou trois images. Je ne dis pas ça pour me défausser, mais parce que c’est vrai. C’est pas bien mais c’est comme ça. C’est même assez bête dans la mesure où je pense que c’est la période bénie de ma vie. Je veux dire par là que c’est la seule période où la famille était vraiment réunie.
             Nous habitions dans le centre d’Aix-en-Provence, rue Berzélus. Je revois un appartement vétuste mais merveilleux, un dédale de petites pièces et d’escalier en colimaçon sur trois étages. Une sorte d’intérieur de phare.
            Papa,et maman étaient tous les deux là, et bien là. Cela paraît bête, dit comme ça, mais cela a son importance. D’abord parce que, et tu le sais mieux que moi, ce n’est pas vrai pour tout le monde. Ensuite parce que le reste de l’histoire ne va pas être aussi limpide sur ce plan-là.
            Je me souviens que nos conditions de vie se sont subitement améliorées. Je devais avoir dans les sept ans. Et les ennuis sont venus de manière concomitante. Papa a changé de travail. Papa a gagné beaucoup plus d’argent. Mes parents ont acheté une belle villa sur la route d’Eguille, dans la direction de Salon-de-Provence. C’était une belle maison neuve dans un lotissement propre. On se croyait en Californie. Je me souviens aussi des tuiles neuves et arrondies, des murs traités à la chaux, mais surtout de la piscine en forme de haricot. Au début on était bien ; ma mère régnait avec gaieté sur son nouvel empire. Elle invitait souvent les voisins et tout avait l’air d’être organisé pour durer jusqu‘à la fin des temps.
            Mais Papa s’est mis à prendre des avions. Et il doit être écrit quelque part, que la fin de l’insouciance, la fin des certitudes isolationnistes, viendra, dans ce monde, des avions. Ma mère parlait de lui à tout le monde. Elle était fière de son mari voyageur. C’était comme s’il allait à la chasse pendant qu’elle restait dans la hutte à faire chauffer la marmite. Puis, petit à petit, les départs de mon paternel se sont faits plus fréquents. Ma mère est devenue un peu moins fière. Puis franchement préoccupée. Et tout est devenu gris.
             Au final, l’émotion qui me reste de tout ça, et qui s’accroche comme une oursin sur un rocher, est une crainte, la crainte diffuse de tout perdre. Elle s’enracine dans la terreur qu’avait ma mère, que mon père décide un beau matin de ne plus revenir du tout. Ou pire, qu’il décide de ne plus envoyer d’argent. Ma mère nous parlait de ça tout le temps. Elle disait “quand nous n’aurions plus rien” ou encore “quand il faudra déménager” et me demandait de la consoler… »