Chapitre 15


« Je préfère passer Noël sans ma mère,
veuve et septuagénaire. »
Maelick, 40 ans
Malmoë



            Au réveil, les filles n’étaient plus là. En bas, j’ai découvert sur la grosse table de bois, un petit mot : « Sommes au village ! » Ça sentait encore les grillades de la veille. Dehors, il faisait un temps de Toussaint : une bruine fine  donnait une brillance métallique au jardin. Je me suis servi un café serré et j’ai enfilé mon blouson à capuche kaki. On entendait des voix en provenance du haras, de l’autre côté d’une haie de sapins. Je me suis approché en me faufilant entre les arbres et est apparu un manège en plein air, dans lequel évoluaient quatre jeunes cavalières en Kway, guidée par la voix de stentor d’une animatrice.
            Je me suis approché jusqu’aux barrières. « Là, tu t’emballes Virginie, hurlait la femme. C’est pas ton petit copain. » Ses jolies rides bronzées témoignaient d’une vie passée à l’air libre. Elle s’adressait à une petite blonde boulotte, dont le cheval allait où bon lui semblait. « Tu veux le tenir ou tu veux qu’il te tienne ? » Je suis resté un long moment à apprécier ce spectacle bucolique, profitant de mon café jusqu’à la dernières goutte froide.
            J’ai réalisé que je n’avais plus mis les pieds dans un champs depuis longtemps. Du coup, j’avais l’impression de me réveiller d’un long rêve poisseux et claustrophobe. Le grand air comme antidote de ces vies en vase clos, ces introspections en boucle qui, depuis des mois, m’entraînaient dans leur pitoyable farandole. Une phrase m’est venue en tête alors que je regagnais le jardin : « Contemple un fleuve et tu en sauras plus long sur toi qu’en t’allongeant sur un divan ». La phrase était de mon paternel bien sûr, ce grand connaisseur du Gange. J’avais pris l’habitude de l’appeler le sadhu, depuis que j’avais appris que ces « renonçants » quittaient femme et enfant à un certain âge, pour vivre dans le dénuement. Mon père était un sadhu ayant conservé son carnet de chèque.
            L’après-midi, les filles sont restées à la maison, fumant cigarette sur cigarette. Judith me semblait parfaitement détendue, revenue à son état d’avant les menaces. Je suis parti faire un tour à vélo, à la poursuite du temps perdu loin de la campagne. A mon retour, la maison était silencieuse. Je suis rentré par la porte de la cuisine. Au moment où j’allais appeler, je me suis rendu compte que Judith était juste à côté de moi, allongée en chien de fusil sur le canapé. Claire n’était pas là. J’étais sur le point de m’engouffrer dans l’escalier, et monter prendre une douche, lorsque mon instinct m’a fait tourner la tête en direction de la grande salle de séjour. Derrière la porte vitrée, dans la direction où j’eus normalement dû apercevoir la grande cheminée de pierre, quelque chose d’inattendu trônait au milieu de la pièce. Je n’ai pas compris tout de suite de quoi il s’agissait. Mais en me rapprochant un peu, j’ai vu, déversé sur la table basse en face de la cheminée, un immense tas de papiers. Ces papiers étaient des lettres, des centaines de lettres, ouvertes ou fermées, qui formaient un monticule d’un mètre environ au-dessus de la table. Tout autour de la table, tombées de manière éparse, d’autres lettres. Je me suis encore approché. Mon cœur a cessé de battre. Quelqu’un avait fait couler du sang en spirale sur le tas, spirale devenue imparfaite avec l’écoulement du liquide sur le papier, puis sur la table, puis le long des pieds du meuble. Des flaques visqueuses s’étaient formées sur le tapis. Le tout composait une sorte d’installation morbide, à la Boltanski.
-      Judith, ai-je prononcé lentement.
            Silence.
-      Judith, ai-je répété, une, deux ou trois fois, comme pour faire pénétrer le souffle de la réalité dans cette pièce ayant subitement basculé dans le surnaturel.
-      Judith !!! ai-je fini par hurler, hors de contrôle.
-      Quoi, quoi, quoi, qu’est-ce qu’il y a, a-t-elle répondu aussitôt, du fond de l’autre pièce. La voix était pâteuse et grave, comme une voix du réveil. Elle l’avait prononcé rapidement, par réflexe, avant même que son cerveau n’ait pu traiter le message que je venais de lui adresser.

            Elle a fini par me rejoindre…et a découvert le tas de lettres. Elle a prononcé « Non », doucement, puis « non ! » plus fort, une poignée de fois, puis « Oh non ! » comme une mitraillette qui s’emballe. Et puis elle a éclaté en sanglots en bredouillant « Je n’en peux plus », et le séjour champêtre s’est arrêté net.