Chapitre 7


« Je rêve très souvent que je suis enceinte,
mais à chaque fois le père est absent.
Alba, 25 ans
Valenciennes



            Le week-end de la Toussaint a été le dernier week-end de douceur. Le froid a fondu sur Paris dans les jours qui ont suivi et n’a plus lâché sa proie.

            Chaque matin, nous suivions le même rituel. Lever à sept heures tapantes. Douche, debout pour moi, assise pour elle ; café dans la cuisine en écoutant la revue de presse de France Inter. C’était un passage obligé pour Judith. Un matin glacial, elle avait entendu en direct les adieux d’Ivan Levaï, chroniqueur inamovible de cette tranche horaire. Elle avait été subjuguée par sa dignité, mais également par la tristesse assumée de tous les intervenants. Jusqu’aux larmes sincères et en direct de Patricia Martin, la voix toujours pleine de commisération de ces matinées. Cette effusion collective avait signifié pour elle comme une autorisation. De manière incongrue, une éruption lacrymale de forte intensité avait salué le carillon de neuf heures. Judith avait enfin pleuré sa mère, recroquevillée de longues minutes sous sa douche.

            Nous quittions l’appartement en même temps, traversions la cour main dans la main, nous embrassions sur le trottoir et partions chacun de notre côté.  Je gagnais à pas rapide le boulevard Beaumarchais. Je montais dans mon bus, I-Pod lancé sur des rythmes électro, pour gagner le nord de Paris, la rue de Crimée, où il devait faire à peine mieux vivre qu’en Crimée. Ici, le visage des pauvres était dur, les façades des immeubles décaties, et cela aiguisait ma fierté de pénétrer dans le complexe moderne des bureaux. Les gardiens, les barrières, les badges : tout l’arsenal d’un scientifique de la CIA.  Ma carte magnétique me donnait accès au bâtiment des développeurs, un endroit sécurisé puisqu’il abritait peut-être le Google de demain. J’arrivais à mon boxe après avoir longé une rangée de dos voûtés. J’allumais mon ordinateur et consultais mes mails, je filais ensuite prendre un café au distributeur. Je rejoignais enfin les accros à la clope dans le bocal (une pièce entièrement vitrée, mais à travers laquelle il était difficile de voir, tellement elle était jaunie par la nicotine). De retour à mon bureau, je me connectais au serveur central, récupérais des fichiers sur lesquels je travaillais et démarrais mes lignes de codes. Je me sentais créatif ; je montais de jolies animations, introduisais de petits scripts en java. Mon père avait lui-même appris le javanais au cours d’une longue mission en Indonésie. C’était une sorte de reprise de flambeau.

            Quelques jours après la découverte des lettres, j’ai fait un tour sur le site du magazine de Judith. C’était un jeudi matin, peu avant l’heure du déjeuner. J’avais légèrement tourné mon écran, d’une part pour éviter les reflets du soleil, d’autre part pour de na pas être dans l’angle de vue d’Etienne, le chief editor de l’étage. Je me suis inscrit sous le premier pseudo qui m’est venu à l’esprit, Charly, et me suis immédiatement retrouvé dans le vif du sujet.

-      Papon5 : quand je dis qu’il me violait, je ne raconte pas d’histoires. Mes parents disaient que je délirais. Ce qui se passait, c’est que l’oncle me ramenait chez moi le dimanche soir et juste avant, il me faisait monter dans son bureau…

-      Jaja32 : ce qu’il faudrait c’est que tu en parles à quelqu’un…

-      Papon5 : mais je leur ai dit, à tous ! Des dizaines de fois. Ils n’ont jamais rien voulu savoir !

-      Nénette2000 : ce que je fais, c’est que je garde des boulettes de viande dans ma bouche et dès que ma mère a le dos tourné, je les mets dans ma serviette. Du coup c’est moi qui dresse la table et ma mère me félicite toujours pour ça.

-      Antivol : Et pourquoi tu n’essaierais pas de les manger une fois, pour voir, les boulettes ?

-      Nénette2000 : Beurk

            J’étais assez doué dans mon genre. Ma carrière était sur le point de connaître une accélération : on parlait de moi pour le lancement d’un site de vente aux enchères d’appartements saisis par le fisc (le patron avait on ne sait quelle connexion au ministère des Finances). Pourtant, insensiblement, j’ai commencé à décrocher. J’ai été aspiré par le forum de discussion. Je me suis mis à prendre des pauses de plus en plus courte durée, je fumais mes cigarettes rapidement, avalais mes cafés au-dessus du clavier et profitais du déjeuner pour surfer. Un soir, alors qu’il ne restait à l’étage que l’équipe des intégrateurs,  engagés dans une partie de jeu en réseau, je n’ai pas pu m’empêcher de répondre à « Manganight » qui demandait à la foule des internautes : « un couple peut-il survivre à la passion des premiers temps ? ». Manganight avait connu un début d’histoire torride avec un homme, faisant l’amour dans les lieux les plus improbables — elle avait mentionné notamment un télécabine de la station de ski Saint Gervais — et s’ennuyait ferme depuis qu’ils avaient commis l’imprudence d’emménager ensemble.

            J’ai posté une réponse de bon sens : « Oui, c’est comme ça, mais faut apprendre à s’inscrire dans la durée. Ce n’est pas le plus facile, mais c’est ce qu’il y a de plus beau. Crois-moi. »

            J’ignorais comme une telle fadaise était sortie de mon cerveau. Toujours est-il que j’ai poursuivi la discussion. Au bureau, puis chez moi. Manganight s’est révélée dure à convaincre. Les arguties étaient sans fin. J’ai fini par perdre patience et, dès le lendemain, me suis vu reprocher mon manque de compassion par un autre internaute.

            Au-delà de mon intérêt pour les différents sujets abordés, je découvrais également que Judith bénéficiait sur les forums en ligne d’un respect que j’avais donc perdu, moi, en à peine 48 heures de présence. Toutes les discussions se référaient à elle. Ce monde névrotique, paumé, n’avait confiance qu’en son gourou : Judith. « Relis sa réponse du numéro du 7 septembre, disait l’un. Elle te servira ». « Si je pouvais m’exprimer comme Judith Deler, écrivait l’autre, je te conseillerais d’y regarder de plus près avant de tirer des conclusions sur ton fils. » « Qui sait si Judith Deler donne des conférences ? » demandait un troisième. « Mon psy est loin d’avoir la finesse de Judith Deler », se plaignait un quatrième. « Judith je t’aime » avouait un dernier.

            Alors la question m’est venue : était-ce cette la même femme dont ils parlaient tous, qui se promenait en vieux pyjama d’homme le dimanche à la maison ?... Je m’étais couché avec une femme, la mienne, je me réveillais avec Mère Teresa.