Chapitre 25


« J’aime savoir que les autres souffrent,
ça me rassure. »
Pierrette, 55 ans,
Louveciennes

           
           
            En quelques heures, le tsunami médiatique a tout emporté sur son passage. Marius au premier chef, obligé de se terrer chez lui avec sa minerve (il n’avait pas voulu rester une seconde de plus que nécessaire à l’hôpital), une trentaine de journalistes campant en permanence devant chez lui. La maison de Saint-Cloud est devenue célèbre sous le nom du «  Bunker de la mort » et a rapidement connu une notoriété équivalente à la maison d’Amytiville. Claire, ensuite, qui a été libérée le lendemain en fin de journée, mais qui a dû renoncer à retourner au travail. Son ordinateur était devenu maudit, son bureau également. Dans la mythologie que les reporters étaient en train d’inventer, et qui durerait quelques trois semaines — six en cas d’absence d’autres faits d’hiver — Claire était devenue la « Copine héroïne ». Totalement choquée, elle a été immédiatement admise en cure de désintoxication et de sommeil, dans un hôpital de Bougival, près de chez ses parents. Ceux-ci se sont déplacés et sont restés un après-midi à son chevet, se reprochant en silence, l’un à l’autre, l’état de leur fille. La seule et unique interview que Claire a accordé, a déclenché une vive polémique autour de mon rôle dans cette histoire. Un magazine de fin de semaine a titré à mon sujet : « Le voyeur du web ».

            De fait, pour moi, les feux de la célébrité ont pris une tournure infernale. En raison de l’interview de Claire et des fuites en provenance de la police, je n’ai pas été traité par les médias avec les égards dus au mari de la victime, mais comme une sorte de complice d’Elvis. On ne savait pas exactement le rôle que j’avais joué, mais on me soupçonnait de ne pas avoir révélé tout ce que je savais. La situation est devenue intolérable. Tout le voisinage y passait. J’ai découvert la bobine de la journaliste écolo de l’Escalier C, commentant l’affaire au journal télévisé. Les jumeaux se répandaient également partout pour confirmer mon alcoolisme. Et Etienne, ce jaloux, suggérait que je n’étais pas quelqu’un sur qui on pouvait compter.
            Mais la timbale a été décrochée par un journaliste radio plus tenace que les autres, et qui devait avoir une bonne relation avec Franky. Ce journaliste originaire de Fontvielle a retrouvé la piste de ma famille. Il a débusqué le lotissement sur la route d’Eguille, où Madeleine, Jennifer, parfois Jean-Claude et moi, avions vécu. Il a interrogé le voisinage, qui a parlé d’un jeune homme réservé et sérieux, serviable et d’une grande aide pour sa mère. On n’a retrouvé aucun de mes anciens amis. Seule une femme, qui avait connu ma sœur, se souvenait elle du regard « un peu fiévreux », « un peu fou » qui était le mien. Le journaliste a été mis sur la piste du Qatar, où il a retrouvé Madeleine et Jean-Claude.  Son voyage a été financé par Qatar Airways.
            Les psychiatres sont entrés dans la danse, donnant toutes sortes d’interprétation fumeuse à la relation que j’entretenais avec Judith, avec les femmes en général, et avec l’intimité des autres. On a dit que j’avais été privé de mon adolescence, que j’étais devenu adulte prématurément. La machine commençait à me broyer, comme elle avait broyé de nombreux témoins d’émissions, de nombreux témoins de livres, de nombreux auteur de courrier des lecteurs. J’avais l’impression d’être projeté au milieu d’une scène que j’avais observée jusque-là, tranquillement tapis dans l’ombre. J’étais le témoin du mois. Celui dont on fouillait les poubelles.

            C’est pourquoi j’ai pris la seule décision possible, le jour de l’enterrement de Judith. Le moment déterminant  a été lorsque Marius, au téléphone, m’a dit qu’il était préférable, pour la sérénité de la cérémonie, que je n’y assiste pas. Il m’était donc interdit de pleurer ma femme. J’avais découvert il y a quelques mois qu’elle appartenait aux autres autant qu’à moi. Cela se confirmait même dans la mort. Un soir l’alcool, j’ai frappé un mur et me suis blessé à la main. Ma tête allait exploser. Dire que j’étais une sorte de frère dépravé d’Elvis n’était pas totalement faux.
            Le seul billet que j’ai trouvé était un vol au départ de Bruxelles. Je suis monté le même jour dans un Thalys. Dans le train, un cadre chauve assis deux sièges devant moi a passé la moitié du trajet au téléphone. Il poursuivait à distance l’éducation de ses enfants : « Passe moi Benoit, chérie. Benoit ! Benoit écoute moi. Maintenant tu arrêtes d’embêter maman s’il te plaît ! » A l’approche de Bruxelles, ma voisine s’est mise à en faire autant. Pour elle aussi, visiblement, le fait que d’autres personnes soient dans le compartiment n’était qu’anecdotique, en regard de ce qu’elle avait à dire dans un téléphone portable.. « Ouais, ouais, c’est long. J’ai envie de te voir. C’est clair. Passe moi Henriette, bisous bisous Henriette. Bon allez je vous laisse, j’ai envie d’aller pisser. »

             En arrivant à l’aéroport, j’ai repensé à cette phrase : « Le retour du refoulé » C’était ce qu’avait dit maman, avec ironie, un jour, en voyant mon père déboucher du sas des arrivées à l’aéroport de Marignane. J’ai compris soudainement tout le mal que m’avaient fait les aéroports. Ils étaient l’épicentre de toutes mes frustrations enfantines, de tous mes manques. Il était sans doute temps de leur faire face. Judith et moi, personne ne pouvait comprendre. Nos deux névroses complémentaires. Personne ne comprenait rien, mais c’est fou ce que tout le monde parlait. Ici, à Paris, Melun ou Berlin, les mots avaient remplacé les sensations.
            J’ai pleuré comme une madeleine — comme Madeleine — dans les toilettes de l’aéroport. Il s’agissait d’une évacuation aux deux sens du terme. Derrière moi, je laissais un monde de lotissements, un monde de Madeleines, obsédées par la menace diffuse de perdre leur standard de vie, et qui regardaient les autres continents comme les coupable de leurs maux, coupables dont elles n’attendaient pas moins leur sauvetage.

            J’ai pénétré dans la cabine :
-      Bienvenue à bord monsieur, souhaitez-vous un journal ?
-      Oh non. »