Chapitre 3

« Mon mari m’a trompée.
Aujourd’hui, j’ai peur des hommes. »
Lydie, 46 ans,
Rueil Malmaison

Je n’ai couru que quelques instants. Mais ça débarrassait. Courir avait toujours été mon truc. Pour me sentir plus fort, plus mûr. J’avais découvert l’euphorie des cavalcades à huit ans, en filant à toutes vitesses sous les fenêtres de ma voisine Kelly. Comme moi, celle-ci devait son prénom à la série Drôles de dames. Ah oui, c’est vrai, je m’appelle Bosley, mais je ne tiens pas à en parler. D’ailleurs depuis des lustres, je me fais appeler Bob. A courir le nez en l’air, pour guetter son troisième étage, il m’arrivait de me prendre les tibias dans des plots. Sous la douleur, mon élan amoureux prenait alors un tour dramatique, faisant de moi le garçon le plus romantique de la région PACA.

Cette fois-ci je n’ai rencontré aucun obstacle. J’ai pris à toute vitesse la direction de la Bastille. J’ai longé des bâtiments que je connaissais bien : l’ANPE, la librairie érotique, et la supérette tenue par un quinquagénaire taciturne, vêtu d’une pôlaire en toutes saisons car il avait eu l’idée saugrenue d’installer sa caisse à côté du rayon « surgelé ». Les voitures progressaient cul à cul en direction du boulevard Richard Lenoir. On devinait un gyrophare au loin. Il faisait tellement sombre en cette après-midi que tout le monde avait allumé ses phares. Plus je m’approchais, plus des sons se mêlaient à la lumière : des voix, des cris. J’ai pensé à cette femme, dont j’avais lu le mail le matin : « Quand j’ai ouvert le gaz pour en finir. Ça s’est mis à sentir dans toute la cage d’escalier. Mon voisin de palier a alerté les pompiers qui ont débarqué chez moi en défonçant la porte. L’assurance ne veut pas me rembourser. ». Je me suis mis à l’imaginer, au bout de la rue, emmitouflée dans une couverture marron, aussi triste que les couvertures des trains de nuit de la SNCF. Cette simple réminiscence m’a dégoûté et j’ai bifurqué. J’ai traversé le boulevard Beaumarchais. C’était comme si mon corps se mettait en pilote automatique, et m’amenait sur le parcours immuable de nos promenades dominicales, avec Judith. Ensuite, c’était la rue Pont-aux-choux, l’entrée du quartier du Marais, l’accès à un monde de culture, d’avant-garde, peuplé de galeries d’art et d’hôtels particuliers. Un monde où il ne se passait rien qui n’ait une intention esthétique.

J’ai remonté la rue de Turennes en direction du quartier Saint Paul. Devant l’église du Saint-Denys-du-Saint-Sacrement, j’ai croisé deux blondes serrées dans leur gabardine. Deux modèles de perfection aryenne, des versions adultes des enfants du village des damnés. Arrivées à ma hauteur les deux mutter m’ont toisé et se sont tues. Je ne devais pas exhaler des effluves d’amabilité. L’euphorie du petit sprint en sortant de chez moi s’était évanouie. La pensée du mail de la suicidaire m’avait ramené aux pleurnicheries dont j’avais subi l’expression débridée toute la matinée. Je ne pouvais m’empêcher de regarder les femmes différemment. Je me suis mis à les imaginer, dans l’intimité de leur chambre à coucher, de leur bureau ou des toilettes, écrivant leur lettre à Judith. Leurs sourires de façade et leurs tenues impeccables dissimulaient de terribles secrets. Cette vérité nouvelle ne correspondait en rien à celle qu’avait asséné Jean-Claude, un tantinet solennel et encore éméché, à la fin d’un dîner de mon adolescence. « Les femmes sont la solidité, les hommes sont la témérité » avait-il lâché d’une voix pâteuse. C’était un soir de mai, chaud et réconfortant. Papa présent, la famille était pour une fois au complet. Maman avait écouté son homme débiter son oracle puis avait filé en cuisine, les yeux rougis de se sentir si loin de ce mensonge. Lui, s’était allumé un cigare dans le silence de cette fin de repas en queue de poisson. Puis, face aux regards admiratifs, quoique tintés de perplexité, de ma sœur Jennifer — prénom inspiré de la série Jonathan et Jennifer — et de moi, il s’était emporté : « Quoi ! Qu’est-ce que vous avez vous ? ». Une semaine plus tard, il était reparti à Taïpé, pour une nouvelle mission d’ingénieur naval.

Je sentais souvent la présence de mon père lors de mes promenades dans Paris. Un peu comme on perçoit l’âme d’un proche défunt, protectrice et bienveillante. A cette différence près que mon père était vivant.

J’ai marché jusqu’à ce que mes jambes pèsent des tonnes, jusqu’à ce que chacun de mes pas déclenche une onde douloureuse dans mes articulations. Ma déambulation m’a emmené jusqu’à Beaubourg. Je suis ensuite revenu par la rue du temple et la rue des rosiers, où j’ai fait un arrêt au stand pour me ravitailler d’un vatrouchka. Rue des Francs-Bourgeois, j’ai nagé à contre-courant d’un banc de touristes acheteurs. J’ai fini par échouer dans un cinéma de la place de la Bastille. Dans l’atmosphère culturelle et cosmopolite propre aux cinémas MK2, je me suis goinfré de Chocoletti en suivant l’histoire d’un tueur à gage dépressif, dont le visage ressemblait à un pneu crevé, et qui ne parvenait pas à communiquer avec son père omniprésent. J’ai repensé au mien, de père, et me suis demandé si l’expression « omniabsent » existait.

En sortant, apaisé, j’ai souri à l’étudiante en ethnologie qui lisait à sa caisse tout en tirant et mâchouillant ses cheveux. Je me suis retrouvé sous des trombes d’eau. Ça ressemblait à la première averse qui m’était tombée dessus, à la sortie de la gare de Lyon, lorsque j’avais débarqué à Paris douze ans plus tôt. Ma mère m’avait fait des bisous partout, me mouillant le visage de ses larmes. Elle laissait s’échapper son deuxième homme. Ma sœur avait fait éclater sa bulle de malabar et mon père m’avait appelé la veille de Bahreïn pour m’inculquer une de ses leçons de sagesse : « Dans la vie, il faut trois choses pour réussir, avais-je entendu malgré la mauvaise qualité de la ligne. Du travail, du travail, et encore du travail. » La ligne avait coupé et Jean-Claude était reparti dans cet univers lointain, fait de ce que j’imaginais être des restaurants ultra-chics aux lumières tamisées, des chambres dotées de mini-bar et de TV câblée, des chantiers gigantesques où des armées d’hommes casqués de jaune s’activaient autour de navires géants. Des bateaux grâce auxquels, je le savais bien, on avait pu s’acheter une belle maison et une piscine en forme de haricot à la sortie d’Aix-en-Provence. « On ne peut prendre l’argent que là où il se trouve », avait répliqué sèchement mon paternel, un jour de départ, lorsque j’avais osé lui demander s’il ne pouvait pas plutôt travailler à la Ciotat.

En me rapprochant de la maison, j’étais encore plein de ces souvenirs familiaux, dont les lettres autobiographiques du matin, toutes ces vies balancées sur papier, avaient, je pense, provoqué le réveil.