Chapitre 12


« Vous croyez vraiment qu’on peut vivre
avec sa belle-mère chez soi depuis vingt ans ? »
Gragéna, 45 ans
Blagnac

           
            « Non, ce n’est pas du tout ce que j’ai en tête ma petite Judith de l’Air. Je ne suis pas ok pour aller à l’abattoir. Vous nous dites « travaille sur toi et tu progresseras ». On se plie, on s’efforce, on se contraint…mais rien n’y fait. Et vous, vous faites du fric sur nos renoncements et les torrents de faits divers qui en découlent. Aujourd’hui, je suis en mesure de vous en amener un bon, de fait divers. Mais pas pour vous offrir sur un plateau la pauvre fin, d’une pauvre lectrice, que vous utiliseriez comme exemple pour dire aux autres : ne renoncez pas ! Non, c’est beaucoup plus fun ce que j’ai en tête. Et vous, Judith l’ambitieuse, j’ai l’honneur de vous proposer de participer à mon projet. Pas besoin de scénario, ni de contrat, sachez simplement que le tournage commence bientôt. »
            J’ai découvert cette lettre le matin du 14 juin. Judith était déjà partie au travail. J’ai fourré le papier dans ma poche. Cette fois-ci, il n’était plus question de rester pudique sur mes fouilles. J’ai décidé de ne pas l’appeler au bureau, mais d’attendre la fin de journée pour passer la prendre rue Beaubourg. J’ai relu le texte une trentaine de fois. La journée était interminable. Rien ne me détournait de l’attente. Pas même l’annonce que je venais d’obtenir un Javascript d’or, pour mes algotithmes sur les enchères inversées de bourse du travail. Un système astucieux qui donnait le travail au moins offrant. J’ai encore surfé à la poursuite d’Ester63. Et j’ai constaté que, décidément, elle en connaissait long sur Judith. Elle la décrivait avec des vêtements qui étaient ses vrais vêtements, citait des livres que je savais être dans notre bibliothèque, mais surtout parlait du caractère de Judith avec autant de précisions que j’étais moi-même capable d’apporter.
            Tout cela confirmait mon inquiétude, mais il me manquait l’essentiel : un indice qui m’eut mis sur la voie de sa véritable identité. Que signifiait 63 ? S’agissait-il de l’année de naissance de cette personne, de son département ? Je ne connaissais personne dans le Puy-de-Dôme… J’ai suivi sa trace dans le forum Vous et Vous, où chacun écrivait ce qu’il pensait du magazine. Ester63 s’y appliquait à transformer en rancœur, la déception de tous d’avoir appris le départ de Judith. « L’argent, l’argent » martelait-elle à tous ceux qui cherchaient des circonstances atténuantes à la transfuge.
            18H00 est enfin arrivé. J’ai dit à Etienne que je devais me rendre au commissariat pour une histoire de papier et j’ai filé.

            Même pressé, je préférais maintenant le bus au métro. C’était plus fort que moi. Repu de l’intimité des autres, la promiscuité me devenait insupportable. Je préférais encore voir défiler derrière les vitres les bars tabac mal éclairés, les entrées d’immeuble en forme de jardinets décrépis, les complexes commerciaux cernés de vigiles en blazer, que de devoir supporter l’enfermement. Dos à moi, une femme s’est mise à téléphoner : « Tu as pris tes deux pilules ? Mais non, pas un quart…Mais si, c’est grave…Ton Menevox aussi maman…Papa est mort maman…Non, je ne dis pas ça pour te faire mal, je dis ça parce que c’est vrai et que tu viens de me dire que c’était à lui de monter le chauffage. » Je me suis retourné, pour constater qu’il s’agissait d’une femme d’une soixantaine d’années, cheveux gris et raides, téléphone portable collé à l’oreille. Elle était si absorbée par son dialogue-avec-maman, qu’elle ne prêtait aucune attention à la forêt de regards, moitié furieux, moitié moqueurs, braqués sur elle. Elle était totalement coupée du monde tout en étant physiquement au milieu des gens.
            Aussitôt descendu du bus et soulagé d’échapper à la vieille, j’ai aperçu Claire un peu plus bas, non loin de l’entrée de l’immeuble de Judith. Mon sang n’a fait qu’un tour. Que faisait-elle là ? Que voulait-elle encore à ma femme ? Je suis resté à distance et j’ai commencé à l’observer. Elle faisait les cent pas devant une boutique d’import-export textile. Je suis finalement rentré dans un bar et me suis installé près d’une vitre. J’ai commandé un demi pour me calmer.
            A la table d’à côté un homme était assis en compagnie d’une vieille femme. « Alors donc, en Pologne, vous ne faites pas la Dinde farcie », a-t-il fait, en parlant très fort, alors que le barman, une sorte de Dirk Bogarde, m’apportait mon verre. Systématiquement enjoué et ostensiblement étonné, l’homme infusait la condescendance. J’ai compris qu’il était journaliste.
-      Et ça vous manque, ça, ces habitudes ?...
-      Oh oui alors !
-      Pourquoi, elle n’est pas bonne la cuisine française ?
            Il a prononcé cette phrase avec un sourire de connivence.
-      Et comment on dit bonjour en polonais, madame Janicki, hein, madame Janicki, comment on dit ?
-      Djindobré
-      Jin-Do-Brè, c’est génial ça, c’est bien. Vous pourrez me le dire quand on viendra filmer chez vous. Vous nous ouvrirez la porte et vous nous direz Jin-Do-Brè avec votre grand sourire.
-      Vous croyez ? s’est-elle étonnée.
-      J’en suis sûr madame Janicki, j’en suis sûr. Ne vous faites pas de mourron. Vous n’aurez qu’à être vous-même. Avec exactement le même sourire.
            Un silence a suivi, et tous deux se sont retournés pour regarder la rue. On sentait de la fatigue dans l’air, des deux côtés. Le journaliste a fait défiler les pages de son calepin et a récapitulé à haute voix. : « Les camps, ça va. Le départ de Pologne, ça va. La mine, ok. La mort du mari, ok. L’intégration, ça marche. La solitude, c’est bon. La crèche en carton d’accord. Et le repas de Noël ok. Bon, ben madame Janicki, je crois qu’on a fait le tour. On vient lundi filmer dans votre chambre. »
            J’ai pris coup sur coup deux autres demis et suis sorti. Je fuyais le bar après avoir fui le bus. Je ne voulais plus rien entendre. J’en savais trop. J’étais l’homme qui en savait trop sur les autres. Absorbé dans mes pensées, je n’ai pas vu arriver la petite femme qui sprintait sur ma gauche. Cette rousse m’a bousculé. J’ai beuglé « eh oh ». Elle a manqué de s’étaler de tout son long, s’est rétablie, s’est retournée, m’a fusillé du regard, puis a aussitôt disparu dans la foule. J’avais l’impression de l’avoir déjà vue quelque part.
            J’ai alors voulu traverser la rue pour rejoindre Claire. Mais au moment où j’allais contourner une camionnette de livraison empêtrée dans un embouteillage, j’ai aperçu Judith sortir de l’immeuble. J’ai été stoppé dans mon élan. Judith n’a d’abord pas vu Claire. Elle marchait d’un pas déterminé et s’apprêtait à rejoindre le métro. Par petits pas rapides, sa copine est venue à sa hauteur. Les deux filles se sont embrassées. J’ai cru un instant qu’elles commençaient à se disputer, mais elles se sont finalement pris bras dessus bras dessous et ont disparu dans la bouche de métro. Je m’étais avancé jusqu’à leur hauteur, sur le trottoir d’en face. Je n’avais rien fait, rien dit, et je les avais laissé filer. Je ne savais pas pourquoi. Je suis retourné au bar où j’ai encore bu des bières au comptoir. J’ai téléphoné plusieurs fois à Judith, pour l’avertir de ma découverte, mais je suis tombé immanquablement sur sa messagerie.
            « Christiane ? » avait lancé la vieille Polonaise, qui était toujours là, alors que le journaliste terminait de ranger ses affaires. Elle faisait signe à la patronne, qui se mouchait derrière sa caisse enregistreuse. L’autre l’a regardé de son air blasé de patronne de bar, les sourcils légèrement levés pour marquer qu’elle pouvait quand même être encore étonnée par certaines extravagances de sa clientèle.
-      Oui ?
-      Ça va ?
            Voilà, c’était tout. Madame Janicki vivait un instant de triomphe. Elle n’était plus cette vieille femme qui n’avait pas de famille à Paris et qui trouvait refuge plus souvent qu’à son tour au bar. Elle était digne de l’intérêt des médias et elle se sentait suffisamment requinquée pour faire preuve de magnanimité et effacer les regards méprisants et harassés que lui renvoyait chaque jour Christiane.
-      Ça va Christiane ?

            Christiane a rentré son mouchoir dans sa poche et s’est replongée dans sa comptabilité. « Soûl comme un Polonais » pensais-je en rentrant chez moi. Je me répétais la phrase à voix haute comme on récite un mantra. « Soûl comme un polonais ; soûl comme un polonais »…J’ai tout de même fait une dernière halte aux Jumeaux. Juste le temps de perdre un peu plus ma lucidité et d’apprendre de Fabien que les Polonais n’étaient jamais soûls, et que l’expression napoléonienne saluait précisément leur capacité à retourner au combat malgré les nombreux verres encaissés la veille. Moi j’avais de plus en plus de mal à encaisser. Que m’arrivait-il ? Comment expliquer cette fragilité qui, tel un feu de broussaille, avait tellement progressé depuis le jour des lettres ? En ouvrant la porte de l’appartement, j’ai constaté, d’abord soulagé puis totalement furieux, que ma femme n’était pas rentrée.