Chapitre 9


« J’ai tout le temps mal à la tête.
Alors je prends tout le temps de l’aspirine. »
Abdelkader, 29 ans
Lyon

            Avec mon pseudo « Charly », je n’étais pas le seul à occuper le terrain sur les forums de Vous.com. Une petite bande s’y déployait quotidiennement. Ils se prénommaient Mercato33, Bloulblou, Ester63 ou encore Patho6. L’un faisait dans le registre agressif, l’autre pratiquait l’humour caustique, le troisième se voyait en GO, le quatrième en victime. Tous partageaient avec moi la conviction d’en connaître un rayon sur la nature humaine et de passer un temps déraisonnable en ligne. Ces habitués se déplaçaient d’un forum à l’autre, un peu comme un petit groupe de manifestants mobiles. Pour échanger avec eux, je me suis laissé aller à construire un personnage différent de celui que j’étais dans la vie : plus vieux, pratiquant une profession en relation avec la médecine (sans préciser laquelle), marié et père de deux adolescents (pour justifier mes conseils aux parents). En outre, le portrait robot de mon double-Charly incluait des tempes grisonnantes et un corps ferme, entretenu par des années de jogging.
            Un premier incident est intervenu une nuit où je m’étais levé subrepticement pour chatter un peu. Mercato33 était en ligne. Nous nous sommes mis à deviser sur les bienfaits de l’hypnose et la meilleure manière de faire ressurgir les traumas de la petite enfance. Chacun de nous faisait assaut de références et de mots savants. On s’envoyait du « résilience », du « scénario de vie », du « retour du refoulé » et d’autres sucreries. Il était deux heures dix du matin lorsqu’Ester63 est apparue en ligne.
-      Ester63 : Dis donc, les gars, je vous lis depuis un moment. On peut dire que le lavage de cerveau a bien fonctionné sur vous.
-      Mercato33 : Salut Ester, c’est cool de te lire. Ça faisait plusieurs jours qu’on ne te voyait plus J Que veux-tu dire par « lavage de cerveau » ?
-      Ester63 : Arrête un peu, Mercato, avec ta coolerie à deux balles. Toi et ton copain, vous êtes aux premières loges du fan club de l’autre. Vous parlez comme elle. Vous avez le même humour faussement sympa qu’elle. Bref, elle vous a bouffé la tête.
-      Charly : mais qui ça ?
-      Ester63 : Ah t’es là toi ? Et tu demandes ?
-      Charly : Judith Deler ?
-      Ester63 : Bravo Sherlock ! T’es plus finaud que Mercato dis moi. Peut-être parce que tu la connais mieux…
            J’ai eu instinctivement un mouvement de recul. Comme si un visage était tout à coup sorti de l’écran pour s’adresser à moi. Ester63 soupçonnait-elle ma véritable identité ? Je connaissais son ironie ; j’avais goûté à deux ou trois reprises à ses saillies. Mais ce soir-là, l’attaque était directe, l’envie de blesser réelle. J’ai éteint l’ordinateur et suis retourné me coucher, le cœur battant. Le lendemain, aussitôt levé, j’ai eu la tentation de me connecter. Mais Judith était dans les parages. J’ai fait un passage éclair dans la salle de bain et me suis habillé en quatrième vitesse. Prétextant une grosse journée de travail, j’ai filé avant huit heures. Arrivé au bureau, je me suis immédiatement connecté au site. La discussion avait continué sur un ton badin entre Mercato et Ester. Mercato jouant le jeu de la spéculation sur le fait que Charly avait ses entrées au journal.

            Intrigué par le comportement d’Ester63, j’ai commencé à fouiller dans ses dernières interventions dans les différentes discussion du forum. Il ne m’a pas fallu longtemps pour découvrir qu’elle faisait une fixation sur Judith. Elle s’évertuait à la discréditer dans la plupart de ses post et le faisait, je dois dire, avec un certaine habilité.
            « Tu dis, écrivait-elle à Nachos22, que sa réponse à ta question sur ta mère était super pertinente. J’en suis ravie pour toi. D’ailleurs, je pense que Milou18, Axa, et Peper55 doivent être aussi contents que toi parce qu’à des questions bien différentes, ils ont reçu exactement la même réponse. Je te donne les URL, ça te sera peut-être utile. »
            «  Tu sais, lança-t-elle à Miniardise16, ils sont très forts à Vous Magazine, ils te renvoient toujours la balle. T’as remarqué non ? Judith Deler met beaucoup de jolis mots dans ses réponses ou ses explications, mais c’est quand même en définitive pour te dire “démerdez-vous” ».
            Dans les grandes lignes, elle suggérait en permanence que Judith était surévaluée, que ses réponses ne « cassait pas trois pattes à un canard ». D’autres insinuations étaient plus graves : «  Pas folle la guêpe, répondait-elle à un internaute qui louait la disponibilité de l’experte. Elle a bien vu qu’il y avait un marché. Toute cette solitude qui s’accumule, ils disent dans les écoles de marketing qu’ils peuvent la monétiser. Elle a bien monétisé nos détresses. Tu peux en être sûr. Elle doit vivre dans un bel appartement, quelque part dans boboland. »
            J’étais très tenté d’intervenir pour défendre Judith. Mais je craignais d’être embarqué dans une discussion qui m’emmène trop loin, et de trahir pour de bon ma véritable identité. Impuissant et frustré, j’ai décidé de réduire la fréquence de mes visites sur le site.

            Je n’en avais pas terminé pour autant avec mes pulsions voyeuristes. En quittant Vous.com, j’ai pris conscience que le champ de prospection n’avait aucune frontière sur la Toile. J’ai commencé à m’aventurer sur Google et Yahoo. Je cherchais des thèmes qui avaient attiré mon attention dans les lettres. Mon premier essai, avec le mot inceste, s’est soldé par l’affichage de 344 000 réponses. Les premières pages étaient entièrement dédiées à des associations de lutte contre l’inceste qui, pour expliquer l’objet de leur mission, publiaient à foison des témoignages de victimes. Lorsque, au détour d’un site, j’ai découvert le récit d’un viol d’un garçon de sept ans et de sa petite sœur de cinq ans par des amis de la famille, dans un village des Flandres, j’ai dû m’interrompre pour aller aux toilettes. Un goût métallique dans la bouche, des vapeurs, une légère envie de pleurer. Je me suis passé de l’eau sur le visage et ai découvert mon regard apeuré dans la glace. Un type du service hébergement est passé derrière moi.
            «  Ça va ? m’a-t-il demandé.
-      Oui, oui, ai-je répondu. Je ne reconnaissais pas ma voix, caverneuse.
-      Trop de Doom !* », s’est-il amusé en quittant les toilettes.
            Je ressentais la même chose que le matin des lettres ; une envie d’arrêter, aussitôt balayée par une curiosité malsaine, une fascination. En quelques heures de surf clandestin, les pauvres lettres et les pauvres mails découverts dans le dossier rouge de ma femme étaient renvoyés à d’aimables plaisanteries, la petite pointe émergée d’un gigantesque iceberg. Dans cette nouvelle ère numérique, tout le monde parlait à tout le monde. Et ça n’allait pas fort.
*Un jeu vidéo d’aventure.