Chapitre 20


« J’ai soixante ans et je découvre enfin
mon autre personnalité. »
Michouko, 60 ans
Bali


            Pour Judith, le retour à Saint-Cloud était étrange, mais plutôt agréable. Elle a immédiatement repris ses quartiers dans la chambre du bas. C’était dans cette chambre qu’elle avait goûté pour la première fois à la poudre marron. Elle y avait d’abord puisé le courage d’accepter ce qui lui arrivait. Sa solitude de fille unique flanquée d’un père veuf devenait subitement une opportunité. Pour un peu, elle se sentait la force de prendre Marius dans ses bras. L’étreinte d’un malheur enfin partagé. Mais cette sérénité avait bientôt été remplacée par un théâtre d’ombres, peuplé d’amis junkies. Dans ses somnolences artificielles revenait surtout Odette, la mère flamboyante et omnipotente. Plus belle encore que dans ses souvenirs, elle n’en devenait pas moins, à chaque redescente de trip, une divinité assoiffée de repentance, hurlant à sa fille sa colère de femme partie trop tôt. Odette était une âme errante. La faute à sa gourde de fille, incapable de passer la deuxième. Elle n’avait eu l’impression de commencer à éponger sa dette que quelques années plus tard, avec les premières réponses aux lecteurs. « Dette, Odette, lui avait glissé son thérapeute, réfléchissez à cette sonorité.. . »
            Malgré les années de drogue, Judith n’avait jamais dérogé à son rendez-vous dominical, et clodoaldien, avec son père. Seul aménagement dans leur règlement intérieur, elle avait obtenu qu’ils se voient plutôt le soir, prétextant des cours de gym pour dissimuler son incapacité à se lever avant deux heures de l’après-midi. Lors de ces dîners, Marius tenait frénétiquement le crachoir. Il racontait mille anecdotes sur les Cathares, les Mongs ou les pêcheurs de Terre de Feu mais se montrait incapable de lui demander comment elle allait.

            Pour lui, tout était affaire de destin. D’abord le destin d’une famille amputée, d’un carrefour giratoire mal indiqué. Ensuite le destin incarné en la personne d’un inconnu, plasticien psychotique et d’un gendre pervers polymorphe. Au fond, sa fille et lui n’avaient jamais vraiment accepté quelqu’un entre eux. Il ne vivait pas son retour à la maison (le bunker comme l’appelaient méchamment les voisins en raison de son architecture moderne) comme une victoire. Il n’était animé que d’un sentiment protecteur. Son bébé avait besoin d’un rempart. Et puisque personne n’était capable de le lui offrir — son homme moins que quiconque —, il avait été de son devoir d’intervenir. Ce que Judith ignorait, c’est que Marius avait cédé à l’air du temps, cet air qui me rendait dingue. Il mettait la dernière main à son premier roman autobiographique. Cette vaste entreprise, commencée dans le plus grand secret au cœur de l’hiver, avait pris de l’ampleur, jusqu’à devenir une saga où le destin familial tenait le rôle central. Au point que le titre qui s’était imposé était : « De l’air ».
            La première page donnait le ton :
            « On dira ce que l’on voudra, mais j’ai toujours dû en faire plus que mes voisins pour être intégré. Faire le premier pas, être avenant, ne jamais déranger, ne jamais faire de bruit le soir. On dira ce que l’on voudra mais aujourd’hui encore, le rendez-vous dominical de la messe a un pouvoir structurant sur la vie de quartier. Celui qui n’y assiste pas perd du crédit. Alors, on se croise, on se salue. Parce qu’on est tous des gens éduqués. On commente les derniers aléas du monde, comme on parlerait de nos gens de maison. On se retrouve sur ce même mépris de la vulgarité de l’actualité. Mais nous ne sommes pas des semblables pour autant. La civilité appuyée trahit l’effort de tolérance que leur demande ma fréquentation. On me dit “tu”, on me frappe sur l’épaule parce que “pas de chi chi entre nous”, mais on ne poussera jamais la familiarité jusqu’à me convier à une réunion caritative. Il est admis implicitement que des gens comme moi, c’est-à-dire des juifs,  n’ont rien à donner à la communauté, ne contribuent en rien à l’effort de solidarité. Je vois dans leur attitude toute la fierté et le soulagement de ne rien avoir à attendre de moi… »

            Si je soupçonnais Claire, Marius, lui, me soupçonnait. Il me connaissait mal, car je n’avais que rarement traversé la Seine pour venir jusqu’à lui. Et comme sa vie prenait chaque année des allures plus monacales, nous avions eu peu souvent l’occasion d’échanger.
            Aussi le vieil homme s’est mis à ruminer. Il se comportait de la même manière que lorsqu’il se lançait dans le travail préparatoire d’un nouveau livre. Il devenait nerveux ; se frottait les mains tout le temps et descendait un paquet de chewing-gum par jour. Mais cette fois-ci, il estimait en savoir assez sur son sujet ; la phase de documentation était terminée. Il s’est connecté à Internet et a tapé le mot Charly. Marius a vite compris que l’affaire ne serait pas simple. Les messages de Charly avaient disparu tant des forums de Vous.com que de ceux de Dimanche.com. Les flics étaient passés par là et avaient dû effrayer les éditeurs des sites.
            Le web faisait ressortir des informations disparates, liées au patronyme Charly. Charly était au choix le site internet des films Charly’s Angels, ou Charly et la chocolaterie, des contributions de fans de Charly Sheen, un soscharly.com, dédié à un chien malade, dont la propriétaire appelait aux dons pour financer l’opération. Marius s’est efforcé de dissimuler ses investigations à sa fille. Un obsédé du web dans l’entourage de celle-ci, cela suffisait. Judith avait probablement un mauvais karma dans le monde numérique. Au bout de quelques jours, il s’est demandé s’il ne perdait pas son temps. Habitué des recherches en ligne, il avait eu toutefois l’idée de procéder à des additions de mots, pour parvenir à des résultats plus fins. Il avait tenté plusieurs combinaisons : Charly + Vous magazine, Charly + intimité, Charly + Judith Deler, Charly + Bosley Brunet etc. Après une fausse alerte — un charly racontait sa mutation sexuelle au quotidien sur un blog assez verbeux —, Marius avait enfin fait bonne pioche. Sur un forum consacré au coaching, un certain Charly avait évoqué à plusieurs reprises Judith dans ses messages. Marius s’est plongé dans ce forum et a lu l’ensemble des interventions de ce Charly. Chaque message confirmait ses soupçons. Et lorsqu’il a lu : «  Judith Deler ne restera pas éternellement à Vous. Elle est comme vous et moi ; elle va là où ça paie le mieux. », son dernier doute a été levé. Le message datait de novembre, quelque temps à peine après le premier rendez-vous de Judith à Dimanche. En dehors de Judith et de Marius, et sans doute de Claire, j’étais le seul à être au courant. Marius a estimé que je m’étais trahi.
            Le soir même, il s’est montré particulièrement enjoué, au contraire de Judith, qui commençait, elle, à subir le contrecoup psychologique des derniers jours. En réponse à une remarque admirative qu’il fit sur sa robe, lorsqu’elle était montée au salon pour l’apéritif, elle avait éclaté en sanglots. Marius n’en a pas fait cas. Il a murmuré : « Ne t’inquiète pas cocotte, je m’occupe de tout. » et a préparé sa spéciale : une terrine de saumon accompagnée d’une salade tomate-avocat.
            « Tu sais, ta mère avait un sacré caractère, a-t-il attaqué d’un ton chaleureux, une fois assis à table. Elle m’en a fait baver avant de céder à mes avances. Il faut dire que son père ne voulait pas de moi. Il rêvait d’un bon parti, d’un bon petit gars d’une bonne famille. Pas d’un bicot. Et puis je me destinais à la recherche, pas à Polytechnique… »
            Judith lui a souri, pour l’encourager.
            « Mais elle avait son caractère. Lorsqu’elle a enfin décidé que j’étais le bon, elle ne lui en a pas envoyé dire au vieux. Ça a pété chez eux, mais il a bien dû se faire une raison. Et moi, je l’attendais depuis trois ans. Depuis la première année de fac. On ne s’est embrassés qu’en licence…Tu sais, à l’époque j’étais assez mal en point. La guerre me polluait encore toutes mes nuits. Je dormais deux à trois heures maximum. Elle m’a sauvé de tout ça. Tu sais comment ?
-      Non. Comment ?
-      Tout simplement parce qu’elle n’en avait rien à faire de mes histoires. Elle ne m’aimait pas comme un pauvre oiseau tombé du nid et dont il fallait panser les plaies. Elle m’aimait comme un homme, comme le type dont elle exigeait qu’il lui construise une belle vie. Alors moi, je me suis mis au boulot. Je n’ai pas perdu de temps, j’ai bossé comme un dingue et finalement c’était la meilleure chose à faire pour me distraire de mes fantômes. Je lui dois la vie à ta mère. »
-      C’est joli », a fait Judith, d’une voix à peine audible.
            Rendu audacieux par l’évocation de cette émotion ancienne, Marius a conclu :  « Et c’est pour ça que je n’ai eu aucun regret après sa mort. On avait fait beaucoup de choses ensemble. On avait vraiment profité l’un de l’autre. »
            Sur le moment, engourdie par la fatigue et les médicaments, Judith n’a pas réalisé ce qui venait de se passer. Si elle avait été plus à l’écoute de son père, et finalement d’elle-même, elle se serait rendu compte que Marius venait tout simplement de lui rendre sa liberté.