Chapitre 21


« Je vexe tout le monde,
parce que je préfère rester chez moi. »
Julia, 29 ans
Chioggia


           
            Le lendemain soir, Marius est retourné sur Internet. Il notait tout ce qu’il trouvait sur mon compte, pour établir un dossier à charge. Et, même sans Double.com ni Dimanche.com, il n’avait qu’à se baisser pour ramasser des perles. J’avais laissé derrière moi des brouettes entières de phrases étranges et enflammées, de délires de persécution ou d’envolées mégalomanes. Et je les avais laissées un peu partout sur le Web. S’enfonçant dans la nuit, et dans mes pas, il a fini par se rendre compte que certaines personnes parlaient de moi. Vers deux heures du matin, sa traque a subitement changé de tournure. Il venait prendre connaissance de l’existence, parmi ceux qui avaient déblatéré sur Charly, d’un personnage particulièrement méprisant avec moi, et virulent envers Judith. Un personnage qui, de surcroît, avait choisi le Pseudo d’Ester63. Ester était non seulement le prénom de la tante de Marius, mais surtout le deuxième prénom de Judith. Marius s’est tout de suite convaincu que Charly était une fausse piste. Le vrai gibier auquel il devait s’intéresser était Ester. La fin de la nuit lui a été entièrement dédiée. Il a imprimé de nombreux extraits de ses textes, dont le caractère subtilement menaçant sautait aux yeux, et rappelait la prose nauséabonde de l’artiste fou qui était aux basques de sa fille.
            « Judith Deler vous remercie tous. Elle a pu s’acheter un appartement avec votre argent. »
            « Il faudra bien qu’un jour quelqu’un lui demande d’acquitter les droits d’auteur qui vous reviennent. »
            « La souffrance, peut-on vraiment en parler si bien, être de si bon conseil pour l’affronter, si on ne l’a pas éprouvée soi-même ? »
            « Judith est une droguée. »

            Il est resté assis sur le canapé jusqu’à l’aube, résistant de toutes ses forces à l’envie de s’allonger. Fumant la moitié de son paquet de cigarettes, il a attendu une heure décente pour appeler Franky. Il a rappelé trois fois. On insistait pour lui passer le gradé d’astreinte, mais il refusait. Vers dix heures, Franky est enfin arrivé au bureau. Marius a démarré bille en tête. La voix rauque et le souffle court, il a annoncé la couleur :
            « Inspecteur, j’ai quelque chose qui devrait vous intéresser, j’ai surfé sur Internet hier soir et…
-      Ester
-      Euh…ben…oui...
-      Nous l’avons repérée. Ne vous en faites pas.
-      Mais qui est-ce, vous le savez ?
-      Pas vraiment Monsieur Deler. Nous n’en sommes qu’au stade de la suspicion. On spécule, là, monsieur Deler, vous comme moi, on spécule. Vous savez, avec Internet, on n’est jamais sûr à 100 %. Nous allons avancer vite.
-      Mais… »

            Visiblement de bonne humeur, Franky a pris son accent marseillais le plus chantant et a répondu :
            « Allez, monsieur Deler, je vais quand même vous lâcher un biscuit. Savez-vous ce que signifie 63, dans Ester63 ?
-      J’y ai pensé, a répondu Marius, à la fois surexcité et épuisé. J’y ai pensé, répétait-il pour organiser sa pensée. “63” après un pseudo, en général ça signifie que la personne est née en 1963. 
-      Tout à fait monsieur Deler, c’est en général le cas. Mais là, voyez-vous, on pense à autre chose.
-      Hmm…
-      Il se trouve que, après investigation de notre part (il avait dit ça avec une fierté non dissimulée), “63” serait dans le cas présent un numéro de poste de travail
            Silence.
-      Le numéro de poste de votre fille à Vous magazine, monsieur.
-      Mais pas du tout, a hurlé Marius, paniqué, mais vous faites erreur. Je le connais par cœur, c’est 03, pas 63. Vous vous êtes trompés !
            Le vieil homme avait l’impression que le gibier s’échappait. Il était au bord des larmes.
-      Attendez monsieur Deler, a coupé Franky en rigolant. Attendez deux secondes ! Il se trouve que ce n’est pas le numéro que l’on doit taper de l’extérieur. Le “63” est son poste de travail lorsqu’on l’appelle…en interne.
-      Mais alors…
-      Je ne le vous fais pas dire. On est sur le coup. Je crois que la personne s’est trahie. Bon, je dois y aller. On est d’accord, je ne vous ai rien dit.
            Il a pris alors la voix de Jean-Claude Gaudin : « Je répète, je ne vous ai rien dit. »
-      Bien sûr, a marmonné Marius, déjà absorbé par la nouvelle perspective qui s’ouvrait devant lui.