Chapitre 19


« J’ai découvert que mon partenaire
fait venir des hommes chez nous. »
Mina, 29 ans
Barcelone


            Le week-end qui a suivi le commissariat, j’ai tenté dix fois de joindre Judith sur son portable. En vain. Honteux mais décidé, je me suis résolu à composer le numéro de Saint Cloud. « Elle n’est pas prête » a répondu Marius. Il m’a semblé déceler un ton de voix plus doux que lorsqu’il avait débarqué chez moi. Je m’y raccrochais. « Elle vous fait dire qu’elle vous appellera elle-même. Ok ? » C’était déjà ça.
            Le lundi j’ai reçu une injonction à ne plus me connecter aux forums de Vous.com et de Dimanche.com. J’ignorais que ce genre de mesures existait. Je découvrais les infractions virtuelles. Humilié, j’ai décidé sur le champ de ne plus me connecter du tout. Me désintoxiquer dès maintenant et définitivement de mon voyeurisme. Ma fascination pour l’intimité des autres avait précipité ma chute. « L’enfer c’est les autres » m’avait écrit mon père de Bombay, sans citer ses sources.
            Pour échapper à la pandémie exhibitionniste, je me suis dit que j’allais rester chez moi et bouquiner un peu. J’ai fouillé dans la bibliothèque parmi les innombrables ouvrages que Judith recevait des services de presse. Un titre a attiré mon attention : Excroissance, de Pierre Hurel. Dès la première page, j’ai compris que ma tentative d’isolement était vouée à l’échec. Le pus des vies suintait de partout.

            « Mon père est une ordure. Ma mère une traînée. Ils se sont rencontrés, on se demande encore pourquoi ; ils m’ont conçu, je me demande encore comment. Mon histoire va s’inscrire en creux. Une plaie ouverte qui saigne depuis seize ans et douze jours et dont le sang ne coagulera jamais. C’est l’histoire d’un alcoolique non anonyme, un homme à la main lourde, à la peau sèche et aux mensonges quotidiens. C’est aussi l’histoire d’une femme lâche, dont la peur de perdre son mari déterminera tous les actes. Pour atteindre le stade du langage, pour dire enfin « je », je dois commencer par les tailler en pièces, en faire des morceaux d’apéricube, puis de la charpie. Lui comme elle, elle comme lui, mélangés et tailladés, unis à jamais sur un tas de fumiers. Leur tas, leur création, leur véritable enfant. Bienvenue chez moi. »

            J’ai reçu ces mots de pleins fouets comme j’avais reçu les mots de la femme dans le bus, comme je recevais désormais tous les dévoilement d’intimité. Ma membrane protectrice s’était fissurée. Ayant refermé le livre, je suis descendu directement aux Jumeaux. Je ne savais même pas quelle heure il était. J’ai emmené avec moi la pochette rouge, qu’inexplicablement Judith avait laissé derrière elle. La bière me permettait d’en supporter d’avantage :

            « J’ai fait la connaissance de “M” : j’ai tout de suite été charmée par ce qu’il donnait à voir : gentillesse, douceur et attention. Il ressemblait à mon père. »
           
            « Divorcé et père de cinq enfants, je me pose des questions sur ma sexualité. Les femmes masculines, comme les hommes féminins, m’attirent. Ma mère était autoritaire, mon père effacé..  »

            « Mes parents doivent me rendre visite dans quelques jours et j’appréhende leur passage. Après chacune de mes confrontations avec eux, je saigne du nez. »

            Chacun consacrait sa vie entière à se remettre ce que lui avait fait, ou pas fait, dit, ou pas dit, ses parents. Les lecteurs avaient trop bien appris la leçon freudienne. Ils en étaient devenus incapables d’évoquer leur vie actuelle autrement qu’en se référant à celui qui les avait pris sur ses genoux, ou celle qui leur avait donné de belles taloches. Et vice versa.
            Ce soir-là, au comptoir, un autre souvenir de mon père m’est revenu. C’était à l’aéroport Marignane, dans un hall baigné de lumière, un matin de printemps. C’était un jour de départ, un jour comme j’en ai connu des dizaines. On était là, maman, Jenny et moi, sagement alignés le long du comptoir d’embarquement tandis que Jean-Claude enregistrait ses bagages. Une fois l’opération effectuée, il s’est retourné tout sourire vers nous et, découvrant ma mine déconfite, m’avait intimé l’ordre de sécher mes larmes. « Ne pleure jamais », m’avait-il dit, à genoux devant moi, me serrant les bras comme s’il cherchait à les broyer. « Ne pleure jamais et ne te plains jamais. Cela pourrait donner de la consistance à ton malheur. » Une phrase définitive, comme tirée d’un épître, que j’avais fait mienne et que je gardais toujours près de moi, comme une prothèse. Une phrase que personne ne respectait plus. Ni les gens ni les medias. Le Parisien qui traînait sur le comptoir avait la bonne idée de titrer « Pantin, un père jette ses filles par la fenêtre ». Et d’expliquer que les parents se disputaient pour la garde des jumelles…

-      Alors Fabien, ai-je dit, en repoussant le journal.
-      Non, moi c’est Fabrice, a bougonné le barman en salopette. Fabien, c’est celui qui t’a demandé de rentrer chez toi l’autre soir. Faut dire que tu t’étais commencé avant de venir nous voir. T’avais l’air bien remonté…
-      Ah bon ?
            Nous avons échangé quelques considérations sur la pollution. A son grand dame, je me suis d’abord contenté d’un panaché. Il a froncé un sourcil, un peu à la manière de Guy Marchand, le Guy Marchand crooner. On l’avait comparé à l’acteur à maintes reprises alors que, étrangement, son frère Fabien n’avait en général droit qu’à un humiliant cousinage avec Alain Juppé.
            Je me suis ensuite décidé à attaquer une bière, puis deux. Les battements de mon cœur s’accéléraient. Chaque journée qui passait allait être désormais un journée de perdue dans la reconquête de Judith. « Vis chaque journée comme si elle était la dernière, m’avait mis au défi Jean-Claude. Pendant longtemps, je m’étais contenté de vivre chacun de ses départs comme si c’était le dernier. Après quelques bières, j’ai repris Le Parisien, et ai découvert un autre titre « La France a peur ». En deuxième page du journal, étaient présentés en médaillon cinq représentants de cette France inquiète. Ils commentaient avec leurs mots, forcément vrais parce que simples, leur découragement face à la montée de l’insécurité. Je me suis abandonné un long moment dans la contemplation de leurs visages. Je me suis demandé si ces personnes étaient du genre à écrire à Judith, à se mettre devant leur ordinateur pour lui raconter leurs déboires. Déboire. Boire. Le contact de la mousse était agréable. La fraîcheur m’a envahi.

            Allez, rentre chez toi, m’a glissé Fabrice en se penchant vers moi et en me faisant un clin d’œil.