Chapitre 6


« Je fais des malaises chaque jour.
Plus j’y pense, plus je fais des malaises. »
Chine, 30 ans
Manosque

           
            On est resté sur cette fausse note durant tout le week-end.
            Le lundi, chacun est parti de son côté. Pour Judith c’était direction le vieil immeuble du XVIème arrondissement qui hébergeait la rédaction de son magazine. Là, cohabitaient dans un décor hétérogène des tapisseries de scènes de chasse, des open space au mobilier métallique, des bureaux aquariums, des escaliers de pierres recouverts de tapis rouges. Judith disait qu’on avait l’impression que le journal était fabriqué clandestinement, dans un lieu qui n’était pas prévu pour ça, et que la petite fourmilière des employés pouvait s’éparpiller à la première alerte.
            Comme chaque lundi, elle s’est rendue dès son arrivée au service photo du troisième étage, sa pochette rouge sous le bras, avec sa sélection de réponses pour la semaine. Aussi n’a-t-elle jamais pris connaissance du mail étrange, envoyé à cinq heures du matin sur le compte du courrier des lecteurs. Provenant de l’adresse ester63@hotmail.com, il avait pour objet : « Il est temps » et se résumait à trois lignes :

            « Aujourd’hui, il est temps de vous écrire.
            Je ne vous garde pas plus longtemps, Judith.
            Mais je vous dis à très bientôt… »

            Au service photo l’attendait Claire, sa principale alliée du journal. Silhouette fine, cheveux courts hérissés de petites couettes, jupes longues et serrées, Claire était une blonde aux allures asiatiques. Impression paradoxale que renforçait sa manière de se déplacer, à tous petits pas, comme une Geisha A côté d’elle, Judith passait pour un grand aigle noir, surnom dont l’avait d’ailleurs affublé Claire au début de leur amitié.

            « Tu as réfléchi ?, a attaqué d’emblée Claire.

-      Oh, a répondu Judith, tout sourire, je crois que c’est tout vu… »

            Dévorant sa copine des yeux, Claire s’est mordillé les lèvres. Elle se retenait de demander à Judith s’il y avait de la place pour elle. Elle y avait pensé tout le week-end. Puis elle a froncé les sourcils. Judith a suivi la direction de son regard et a aperçu Monique, la maquettiste rousse et ombrageuse du journal. Celle-ci faisait mine de chercher un document sur la table lumineuse, mais s’efforçait en vérité de saisir des bribes de leur conversation. Monique détestait Claire, qui lui ressemblait si peu, et encore plus Judith, dont elle jalousait la position à part dans le journal.

            « Allez au boulot ! » a lancé Claire à la cantonade.

            Trois lettres et mails furent sélectionnés ce matin-là. Ce fut d’abord Chantal, cinquante-cinq ans, qui résidait au Havre, et dont le fils se tripotait toute la journée.

            « Ah ben voilà, s’est exclamée Claire, enfin du petit problème de pipi-caca. Ça nous change des trucs à se tirer des balles. Et puis c’est facile à illustrer. Tiens, ouvre l’album enfants, on va bien y trouver une jolie frimousse… »

            Judith n’en a rien fait, a enlevé ses lunettes et s’est tournée vers Claire : « Il a 32 ans le gamin… 
-      Merde !.... »

            Les deux copines ont éclaté de rire, comme elles le faisaient souvent de ces séances d’illustration. Un rire libérateur, un humour de salle de garde. Sont ensuite venues trois femmes, l’une amoureuse de son psy, l’autre harcelée par sa chef, la troisième déboussolée par vingt années passées en cuisine. Des photos de divan, de bureau et de cuisine sont venues donner du corps à leur récit.

            Au-delà de l’admiration vestimentaire que Judith vouait à Claire, les deux femmes étaient unies par un lien moins avouable. Il avait suffi à Judith de voir les pupilles dilatées, le sourire narquois et l’élocution lente de sa collègue pour comprendre. La poudre était aussi son affaire. En matière de sniff, Claire était pire que Judith, en ce sens qu’elle ne gérait rien. Elle allait quinze fois par jour aux toilettes et s’endormait souvent en réunion, mauvaise habitude qui avait fini par être admise dans la maison. C’était le prix à payer pour avoir des gens à la pointe de la tendance. Avec Claire, Judith avait le sentiment de pouvoir compter sur quelqu’un, sentiment incongru si l’on pense que la personne en question continuait de voler des liasses de billets à ses propres parents pour financer sa mauvaise habitude.

            Comme chaque lundi, Judith a passé le reste de la journée à préparer les deux pages qui devaient partir à l’impression le lendemain soir. Elle a attendu la fin de l’après-midi pour s’accorder un peu de temps, dans son bureau, et en a profité pour appeler son père.

            « Allo oui ?
-      Papa c’est moi.

-      Ah, princesse, ma fille ! s’est exclamé Marius. Ça me fait plaisir ! Comment vas-tu ? »

            Elle eut un sourire, toute seule.

            « Et toi, tu vas bien papounet ?
-      Oh oui, tu sais, je fais aller, je tourne un peu en rond…Ah si, tiens, j’ai revu Sonia, tu sais, la copine de ta mère. Elle est revenue en France et…

-      Connais pas. Dis moi Papa. Je t’appelle parce que je voulais te prévenir que ça allait sûrement bouger pour moi, question boulot. Je ne t’en ai pas parlé hier parce que j’hésitais encore, mais là c’est sûr dans ma tête.

-      Ah bon ? Mais pourquoi tu ne m’as rien dit. Il sert à ça notre dîner du dimanche…

-      Oui, je sais…

-      Mais c’est quoi ? Ça va dans le sens de ce que tu souhaites ?

-      Je vais sûrement décrocher un gros poste…Bon, c’est un nouveau journal, donc un peu risqué. Mais un gros salaire.

-      Ah bon ? répétait-il. C’est bien alors…Et c’est pour faire quelque chose qui te plait ?

-      Non, c’est pour ramasser les poubelles !

            Ça lui était sorti comme ça mais c’était plus fort qu’elle. Ce genre de réflexion en suspension, spécialité de Marius, avait le don de la mettre hors d’elle. Elle annonçait une promotion à son père et celui-ci, en retour, se montrait incapable d’exprimer autre chose qu’une joie gênée. Ou pire, un étonnement méfiant. Lorsqu’elle avait composé son numéro, elle avait espéré pour la nème fois qu’il allait en être autrement. L’instant d’après, elle se retrouvait devant le même mur-des-frustrations.

-      Ne te fâche pas…

-      Excuse moi, bon, je te raconterai tout ça dimanche prochain.

-      Alors..au revoir princesse.

-      Bisou… »

            Elle a ensuite surfé un peu sur le Web. Les dépêches continuaient d’égrener les risques d’attentats en Occident. Elle pensait qu’elle ne serait jamais touchée personnellement par un acte terroriste. Elle avait déjà mangé son pain noir. Statistiquement, il y avait peu de chances que le mauvais sort la frappe une seconde fois. Lorsqu’elle a eu téléchargé ses mails, l’objet « Il est temps » a été noyé dans le flot de ce qu’elle avait reçu depuis la veille. Elle n’y a pas prêté attention. Pas plus qu’à cet autre mail, envoyé au beau milieu de l’après-midi, parmi un cinquantaine d’autres :

            Objet : Il est temps 2

            «  Chère Judith,
           
            Oui, il est temps de vous écrire. Je ne pensais pas avoir à le faire. Et me voilà devant vous. Devant votre gentil petit tribunal. Vous n’imaginez pas, chère Judith, combien le seul fait de vous adresser une lettre donne de l’espoir aux gens. Quand on y est peu habitué, écrire sa vie, même sur quelques lignes, fait résonner les mots en vous comme l’écho d’un gong. Et, fasciné par notre propre audace, on se persuade que vous allez vous aussi l’être.

            Je vous vois déjà vous impatienter. Vous dire « Bon, qu’est-ce qu’elle me veut celle-là » Vous êtes à deux doigt de froisser le papier sur lequel vous avez imprimé mon mail. Après tout, il y en tout un paquet, attendant son heure de gloire. Des messages qui patientent sagement dans une pochette que j’imagine rouge.

            Et bien ces lettres, je m’écarte de bon cœur pour les laisser passer. Pour ma part, on en est pas encore là tous les deux.
            A très bientôt donc. »