Chapitre 13


«  Je ne suis pas parisienne.
Ça me gêne, ça me gêne. »
Marie-Paule, 33 ans
Paris

           
            Les enquêteurs se sont demandés par la suite comment j’avais fait pour ne pas voir ce qui, plus tard dans la nuit, avait sauté aux yeux de Judith. Lorsque, après une nouvelle virée nocturne avec Claire, elle était enfin rentrée à l’appartement, elle avait subi le choc émotionnel le plus important de sa vie, depuis l’accident de Twingo. Un truc insensé, risible à prime abord, terrifiant aussitôt après. Du sang badigeonné sur tout le mur de droite de la porte d’entrée. Un sorte de fresque avec des personnages étranges aux têtes fracassées, présentant un vague cousinage avec des personnages de Francis Bacon. Ils étaient quatre ou cinq sur toute la hauteur du mur, engagés dans une danse macabre autour d’un poster lui-même recouvert de sang. Ce qui glaça le sang de Judith n’était pas très difficile à deviner ; le poster était un agrandissement d’une photo : une photo d’elle.
            La qualité n’était pas très bonne, mais on reconnaissait clairement Judith, à l’entrée d’un immeuble. Il a rapidement été établi qu’il s’agissait en fait de l’immeuble de Dimanche, le nouveau journal où elle travaillait. Judith avait poussé un cri strident en découvrant l’œuvre morbide, mis un temps infini à retrouver ses clés, et avait fini par ouvrir cette satanée porte en pleurant, s’était précipitée dans la chambre pour me réveiller. Hurlante, tremblante, bafouillante. Une fois sur le palier, je suis sorti tout à fait du sommeil. Au point de voir ce qu’elle n’avait pas pris le temps de remarquer : une inscription. En dessous du poster, au marqueur noir, écrite en lettres majuscules :

            « TU NOUS DOIS TANT »
           
            Les policiers se sont déplacés à deux : un grand maigre qui  — je m’en suis fait immédiatement la remarque — était une sorte de version masculine de Judith, et un petit brun nerveux à l’accent marseillais, qui devait être le chef. Ils ont passé un moment devant la fresque ; immobiles et concentrés, à la manière de visiteurs de musée. Ils n’ont rien dit sur le coup. J’ai eu l’impression que le petit avait murmuré « c’est sérieux ». Ils ont accepté un café de bonne grâce et se sont installés à la table à manger.
-      Vous faites quoi dans la vie madame ?
-      Je suis journaliste.
-      Où ça ?
-      A Dimanche
            Silence.
-      …c’est un nouveau journal.
-      Ah, pardonnez-moi. Je ne suis pas au courant. Nous, faut avouer, c’est plutôt la télé.

            Pendant que le petit racontait sa vie, le grand examinait l’appartement avec une admiration non dissimulée. Il contemplait les peintures accrochées aux murs, la petite table en fer forgé devant la télé, le futon…Son regard s’est enfin arrêté sur le bar américain. Alors que la situation ne s’y prêtait pas, je n’ai pu réprimer un sentiment de fierté.
            Cette nuit-là, nous n’avons pas dû retourner au lit avant les six heures du matin. Auparavant, le marseillais avait posé un certain nombre de questions à Judith, sur son métier donc, mais également sur ses fréquentations, ses sorties, sur ce qu’elle connaissait de ses lecteurs, et avait terminé par le très professionnel : « Vous connaissez-vous des ennemis ? » Nous avions parlé des lettres mais je m’étais abstenu d’évoquer mon surf compulsif. Le grand gaillard s’était, lui, lancé dans une série de clichés du mur incriminé, avec un petit appareil numérique qui ne rivalisait pas, me suis-je dit, avec ceux utilisés par la police scientifique californienne. Au moment de quitter les lieux, l’inspecteur s’était retourné en un mouvement digne de Columbo, et m’avait dévisagé, avant d’insister une dernière fois : « Et vous, monsieur, vous n’avez vraiment rien vu ? »
            Les jours suivants, nous avons appris que le rouge sur le mur était vraiment du sang, mais du sang de cochon. Le relevé d’empreintes n’a rien donné. Dans la mesure où aucune menace n’était venue par téléphone, les policiers ont jugé prématuré de mettre celui-ci sur écoute. Ils ont fait une petite enquête de proximité, auprès des voisins et des collègues de Judith, ceux de Dimanche mais aussi ceux de Vous. Ils nous ont conseillé de rester vigilants et de leur signaler tout comportement suspect. De son côté, Judith a exigé, et obtenu, une totale discrétion des enquêteurs sur cette affaire. Elle redoutait par-dessus tout que les lecteurs finissent par apprendre ce qui s’était passé. Même si elle était maintenant terrorisée, il n’était pas question pour elle de semer le trouble dans un travail qu’elle venait de démarrer. Je militais moi-même dans ce sens. J’étais marqué au fer rouge par une maxime de Jean-Claude. De retour d’Indonésie, où son séjour avait été ensanglanté par une attaque de rebelles islamistes sur une raffinerie, mon baroudeur de père avait éconduit ma mère — elle avait cherché à profiter de l’événement pour obtenir de lui une sédentarisation — d’une sentence très britannique : « La meilleure réponse que nous puissions apporter à ces lâches est de ne pas sombrer dans la psychose. Nous devons continuer le travail comme d’habitude. Rigoureusement comme d’habitude. » Judith a tout de même parlé à l’homme au catogan. Ce dernier a exceptionnellement décroisé les jambes et s’est assis bien droit face à son employée. Ainsi positionné dans sa verticalité responsable, il l’a assurée de sa totale discrétion, mais a exigé qu’elle s’accorde quelques jours de repos.