Chapitre 17


«  Mes gamins me gueulent dessus :
franchement, il n’y a pas de quoi. »
Maniatis, 37 ans
Québec

           
            « Bon, pas la peine d’en lire plus hein, de toute façon la lettre s’arrête là.
-      Comment ça… Je ne comprends pas, ai-je fait en relevant les yeux vers Franky.
-      Les lettres
-      Quoi les lettres ?
-      Ben c’est toi.
-      Mais ça c’était juste un brouillon, ai-je bredouillé. Je peux parfaitement l’expliquer.
-      Tu écris à ta femme pour lui raconter ta vie toi ? Miguel, tu fais ça avec ta femme ?
-      Ben je n’ai pas de femme Franky…
-      Ah oui c’est vrai.
            Puis il s’est retourné vers moi.
-      Tu écris à ta femme pour qu’elle te connaisse mieux en quelque sorte. Tu sais que t’es pas banal toi.
-      Je peux expliquer.
-      Il n’y a pas grand chose à expliquer Brunet. Cette lettre n’est pas menaçante, mais elle utilise le même vocabulaire qu’on retrouve dans les autres lettres. Alors, avant que notre petite discussion devienne désagréable, je te demande si tu as écrit des lettres anonymes à ta femme.

            Je l’ai regardé. Je sentais que mes yeux s’élargissait à chaque seconde. J’ai essayé de dire : « Mais c’est un brouillon, je voulais voir ce que ça faisait d’être dans la peau d’un lecteur… »
-      Arrête !
            C’était Miguel.
            Franky a levé la main, comme pour empêcher que celle de son adjoint ne s’abatte sur moi. On était maintenant tous les trois assis à un bureau gris, au premier étage du commissariat. Dans la pièce exiguë, le peu de place disponible était occupée par de grosses armoires en métal sur lesquelles étaient posées des piles de dossiers. La lumière n’était pas blanche, comme dans les interrogatoires des films américains, mais d’un orange déprimant et mélancolique, qui pouvait être finalement plus efficace pour faire avouer les suspects.
            J’ai rassemblé mes esprits, à la faveur d’un verre d’eau que m’a concédé Franky.

            « Mais ce n’est pas tout, a soupiré le commissaire. On espérait sincèrement que ça se passerait mieux. Alors on va te déballer toute la cargaison, Bosley. Miguel ? » Miguel s’est avancé en prenant une chemise jaune sur le bureau gris. Il a ouvert la chemise et s’est mis à lire, en prenant soin de se mettre à la verticale de la lumière du plafonnier. Les jours commençaient à se rallonger mais il était déjà dix heures : « Charly, ça te dit quelque chose ? »
            J’ai senti mes joues s’embraser. J’ai murmuré : « Oui ».
-      C’est Charly’s Angels, a pouffé Miguel. Il s’est tourné vers Franky, qui a souri à son tour. Manière d’acquiescement.
-      Alors, c’est qui Charly ?, a demandé Franky sur un ton menaçant.
-      …C’est..mon pseudo…mais je vous assure, ça n’a rien à voir avec les lettres.
-      Ça c’est à nous d’en juger si tu permets, m’a coupé Franky.

            Acculé, totalement inexpérimenté en matière d’interrogatoires, je me suis mis à table. Oui, je m’étais connecté. Oui j’avais commencé à intervenir sur les forums depuis quelques mois. Oui, enfin, j’avais parlé de Judith avec les autres internautes. Mais, ai-je précisé en pensant que cela aurait un poids « c’était pour la défendre quand elle se faisait attaquer ». Je leur ai alors parlé d’Ester63, mais ça ne les intéressait pas. Bizarrement, plus je parlais, plus j’avais envie de parler. Un sentiment de soulagement commençait à naître en moi. Les circonstances n’étaient pas à proprement parlé idéales, mais je pouvais enfin m’ouvrir à quelqu’un de mes mois d’enquêtes laborieuses — ils pouvaient comprendre, ils étaient eux-mêmes enquêteurs —, de plongées sans fonds dans le monde interlope de ceux qui parlent à leur machine. La vie de millions de gens était en train de basculer en ligne et personne ni prêtait véritablement attention. Il fallait prévenir la police.
            Plusieurs fois, les flics ont dû me recadrer en me disant que ce n’était pas ce qu’ils me demandaient, que ce n’était pas ça qui les intéressait. Vers trois heures du matin, l’un d’eux a craqué : « Allez, ça suffit tes histoires sordides. Tu crois que tu nous apprends quelque chose là ? Tu nous as bien regardés ? Tu crois qu’on rencontre qui, nous, dans notre travail ? Ne nous raconte pas la vie, Brunet. Tu as rencontré le monde réel ? Grand bien te fasse. Nous, on patauge dedans toute la journée…alors encore une fois tes histoires… » L’autre l’a coupé : « Ouais ça suffit ; Allez, va te reposer dans la cellule. On verra ce qu’on peut faire te toi demain… » J’étais vidé. Et léger.

            Et puis le lendemain, les événements se sont de nouveau accélérés. On m’a secoué sur mon lit. Un gardien de la paix au visage androgyne (une sorte de Juliette Binoche) était penché sur moi, souriant.
            « Vous allez pouvoir rentrer chez vous. » Un commissaire, qui n’était pas Franky, et qui tenait plus de Karl Malden que de Juliette Binoche, m’a reçu dans un bureau du rez-de-chaussée. Il n’avait pas été doté à la naissance du même potentiel d’empathie que son subalterne. Il m’a sèchement fait signe de m’asseoir puis m’a expliqué pendant vingt minutes qu’il était persuadé que j’étais lié à l’artiste, auteur des œuvres aux globules rouges, mais que mes délires en ligne ne constituaient pas une infraction. Il m’a enfin appris qu’une nouvelle lettre avait été déposée chez nous pendant la nuit, ce qui « semblait » me disculper. Il avait prononcé la fin de sa phrase avec dégoût.
            « La loi étant la loi, a-t-il conclu en soupirant, je dois vous laisser filer. Vous restez sous contrôle judiciaire et n’avez pas le droit de quitter Paris. Mais ne vous y trompez pas, a-t-il ajouté avec emphase. Vous êtes un pauvre malade monsieur. ».