Chapitre 24


« J’ai la foi, et pourtant,
je n’ai de relations avec personne. »
Sonia, 31 ans,
La Baule


            « Judith Deler est décédée cette nuit à 3H35 du matin, d’un arrêt cardiaque » Le professeur de médecine au crâne dégarni a fait cette déclaration d’une voix grave, en début de matinée, sur le perron de l’hôpital Foch, à Suresnes, devant un parterre de journalistes. On sentait le chirurgien à la fois crispé et excité par le cirque autour de lui. Il bénéficiait d’une mise en lumière inédite. Depuis quatre jours, c’est-à-dire depuis l’annonce des événements tragiques de Saint-Cloud, une vague médiatique aussi puissante qu’imprévue s’était levée. Radio, télé, journaux avaient mis Judith à la « une » de leurs éditions sans discontinuer. La belle brune — certains ont tout de suit lancé le surnom de « Barbara du courrier des lecteurs » — était suffisamment célèbre pour être reconnue par les passants sur les affiches de kiosques.  La hausse brutale des chiffres d’audience a immédiatement démontré la pertinence de leur choix. La France entière se passionnait pour « Le crime de Saint Cloud ».
            Pour ce qui est des informations, tout s’était d’ailleurs dénoué très rapidement après le meurtre. En quelques jours, la police avait reconstitué le parcours d’Elvis Lejeune dans ses moindres détails. Les premiers rendez-vous de Judith à Dimanche, rendez-vous dont il avait été averti par des indiscrétions, avaient coïncidé avec des ennuis professionnels pour le rédacteur en chef. La démission de celle-ci avait précipité son déclassement. Habitué à se battre par tous les moyens pour préserver son pré carré, et persuadé qu’avec un peu de roublardise on se sortait de toutes les situations, celui n’avait ni compris ni accepté ce qui lui était arrivé. Les psychiatres ont expliqué que l’arrivée d’un nouveau rédacteur en chef avait ouvert une « faille narcissique » en lui. On avait parlé d’un père indépassable, revenu le hanter. Diverses éléments furent évoqués, sur une enfance pas si heureuse que ça. Interprétations que Judith n’eut pas désavouées. Elvis avait totalement associé Judith à sa souffrance, la voyant, dans son délire paranoïaque, comme le bras armé d’une conspiration. Au lieu de rebondir — avec son entregent, il eût trouvé rapidement un autre emploi de niveau égal — il s’était abîmé dans une rumination qui avait fini par tout emporter. Les spécialistes ont aussi dit que derrière sa façade de « soldat efficace des medias » se cachait un garçon fragile. Aussi fragile que bien des lecteurs de son journal.
            Elvis n’avait pas tenu le choc. Et, comme il advient souvent dans de telles circonstances, le serviteur zélé du système s’était mué en son procureur furieux. Un journal de gauche avait d’ailleurs titré une longue enquête sur Elvis : « Ambition contrariée et crime politique ». Le journaliste rappelait à travers l’évocation de différents événements dramatiques de l’histoire, que la violence terroriste ou révolutionnaire trouve souvent sa source dans les classes sociales ayant les outils intellectuels pour diriger (bourgeois du XVIIIème siècle, étudiants de la Russie tsariste, étudiants algériens ou indochinois des années 50, étudiants musulmans aujourd’hui) mais auxquelles on refuse précisément les oripeaux du pouvoir. Dans le cas d’Elvis, on lui avait même retiré. L’effet avait été dévastateur.
            Elvis avait basculé avant même que Judith ne démissionne. Il avait commencé à écrire au courrier des lecteurs. Des petites lettres courtes où il essayait de lui dire son désarroi, mais de manière trop indirecte pour être compris, ou reconnu. Il s’était ensuite mis en tête de détruire la carrière de la grande brune. Il s’était inscrit à différents forums pour distiller son fiel. Loin d’apaiser sa rancœur, ses interventions n’avaient fait que révéler une hostilité ouverte, et lever le tabou de la violence, le faisant se rapprocher chaque jour un peu plus du passage à l’acte. On a découvert qu’il utilisait l’ordinateur de Claire, car il connaissait parfaitement les horaires décalés de l’iconographe. Les relevés de connexion confirmèrent  que les pointes d’activités se situaient entre trois heures trente du matin (il se réveillait en général vers trois heures, trempé de sueur et pétri d’angoisse) et dix heures trente, peu de temps avant que l’équipe de la maquette ne pointe enfin le bout de son nez. Rapidement, tournant le dos à ses précautions, il s’était également connecté de chez lui le soir. On a déterminé qu’il avait utilisé le bureau de Claire pour préparer son crime, puisqu’il avait puisé dans son stock de photos celles que l’on avait retrouvé scotché aux fenêtres de chez Marius. En interrogeant Sergi, le directeur artistique, sur ces photos, on a compris qu’Elvis avait pris le chemin du crime quelque deux mois avant les faits.
            En revanche, personne n’est remonté jusqu’à Monique. La maquettiste rousse de Vous pensait s’être rapprochée d’Elvis au bénéfice d’une détestation commune de Judith. Elle a compris avec effroi, le lendemain du crime, l’objectif réel des filatures que lui avait demandées son amant. Elle est restée muette à jamais sur son horrible secret.