Chapitre 8


« Je me vois comme une merde.
Ça pue. »
Rosene, 35 ans,
Nantes


            Mon petit manège a rapidement pris de l’ampleur. En l’espace d’un mois, je suis devenu l’un des piliers des forums de Vous.com. Je prodiguais conseils et coups de pouce en reprenant la rhétorique du magazine. Tout en douceur et en altruisme.

            « Salut Lilou1980, je suis nouveau ici, alors excuse-moi si je répète des choses que l’on t’a déjà dites, mais j’ai l’impression qu’au fonds, ton choix par rapport à ton mari, tu l’as déjà fait… »

            « Bonsoir Chantemerle, je vois que, tout comme moi, tu veilles tard. Je n’ai bien sûr aucun conseil à te donner, mais moi, à ta place, je parlerais à mon chef de service… »

            «  Salut Carmelle, content de te lire de nouveau. Je vois que les choses s’arrangent et je suis ravi pour toi. Tu me demandes comment je fais pour être aussi serein. Et bien je vais te décevoir. Non seulement je n’ai aucune recette, mais en plus je ne suis pas toujours aussi serein… »

            « Eh Uzi, je te trouve bien pessimiste. Crois-tu vraiment que le monde va continuer comme ça ? Non, mon vieux. L’Histoire n’est pas un récit linéaire. La prise de conscience collective va changer le cours des événements… »

            Très vite, le besoin de me connecter a dépassé la simple envie de « jouer sur les plate-bandes » de Judith. Je me découvrais un nouveau talent. Moi qui n’avais finalement jamais su trouver les mots pour soulager ma mère dépressive, je devenais, avec de parfaits inconnus, un interlocuteur loquace.

            Inspirés du style de ma femme, mes messages composaient ce que j’appellerais avec le recul un salmigondis new age, qui attirait un certain nombre de participants et en énervait d’autres. Ces derniers ont commencé à m’appeler « Monsieur-je-sais-tout », ou encore simplement « Jésus ». Cela ne me refroidissait nullement et je m’amusais même de ce que j’appelais des « résistances ». Mes temps de connexion ne faisaient que s’allonger. Cela commençait le matin, dès l’arrivée au bureau et se terminait à la maison tard le soir. Etienne était méfiant. Il me soupçonnait de toutes sortes de choses : addiction à des tchats, rédaction de note assassine sur le fonctionnement du service…Il se sentait en concurrence avec moi. Il s’arrangeait pour passer dans mon dos dès que l’occasion se présentait. Il n’a rien repéré car j’étais devenu un expert dans l’art de swinger de ma fenêtre de programmation à la fenêtre de navigation des forums de Vous.com.

            Ce petit jeu de cache-cache a duré une bonne partie de l’hiver. Il concernait Etienne mais également Judith, à laquelle je ne voulais pas faire l’aveu de ma nouvelle manie. Mais je perdais de plus en plus la notion du temps, mes journées étant désormais rythmées par l’attente de la prochaine connexion, puis par la culpabilité d’avoir passé trop de temps en ligne. A la maison, de prétextes futiles en prétextes futiles, je parvenais à m’isoler pour discuter avec les autres participants, et j’éprouvais l’euphorie enfantine de la dissimulation.

            Mais au tournant de la fin d’année, cette excitation est devenue irritation. Je sais maintenant que, quand le sommeil commence à se dégrader, tout peut être entraîné par le fonds. Je ne pouvais plus me passer de mes interventions virtuelles. Je me voyais comme un pompier et ne supportait plus de laisser la moindre bouteille à la mer sans réponse. Je me devais d’être le dernier à intervenir dans chaque discussion. Cela pouvait prendre une forme aussi banale qu’un « ok », un « Bonsoir », un « bonne nuit à toi également », mais il ne pouvait être dit que je n’étais pas sur le pont. A tel point que le modérateur a fini par intervenir, me conseillant amicalement de lever le pieds, parce qu’il avait constaté que les messages du dénommé « Charly » étaient postés à toute heure du jour et de la nuit. Je me disais qu’il ne pouvait comprendre ma démarche, qui était précisément de pallier à ses manques. D’ailleurs, si le modérateur me demandait de me calmer, les internautes, eux, me soupçonnaient de travailler pour le site et le journal. 

            Parfois, Judith s’étonnait de mon manque d’appétit ou de mon manque de sommeil, mais je voyais bien que cela ne la préoccupait pas plus que ça. Elle était toute au plaisir de profiter de ses derniers mois à Vous Magazine. Elle ne devait intégrer son nouveau job qu’au mois d’avril.
           
            Une première lettre manuscrite était arrivée début janvier au journal. A l’instar des mails de novembre et décembre, elle était passée totalement inaperçue.

            « Bon, où en étais-je ? Quelque chose me dit que vous n’avez pas pris connaissance de ma précédente bafouille. D’abord parce que vous n’y avez pas répondu dans le journal. Ensuite parce que vous êtes restée rigoureusement la même. Je veux dire impassible et altière. Une vraie princesse.

            Bon, j’arrête avec mes digressions. Je vous ai perdu une fois, pas deux. Il ne vaudrait mieux pas pour moi ni pour vous. Alors Judith, jouons le jeu. Je suis là, sur ce papier, pour vous parler de moi. C’est ce que vous attendez de moi et je le comprends tout à fait.

            Ça va pas fort Judith. Il faut bien commencer par le début, et le début c’est ça. Une espèce de truc malodorant que j’ai au fond de moi. « Ça remonte à quand ? ». J’entends déjà votre question. Je vous arrête tout de suite. N’essayez pas de m’envoyer chercher des trucs au loin dans mon passé comme on envoie un chien chercher un bâton pour mieux l’éloigner. En fait de début, je n’ai pas envie de remonter jusqu’aux racines du mal, vous raconter par le menu, comme tout le monde le fait, la chronologie d’une enfance traumatisante. A quoi cela servirait-il ? On perdrait notre temps vous et moi. Cette enfance-là c’est mon affaire. La vôtre d’affaire, maintenant, c’est de m’apporter des solutions. Et pas seulement en mille cinq cent signes. J’attends de vous des trucs concrets, ma petite Judith. C’est le prix à payer pour l’infinie patience que vous me demandez en ne répondant pas à mes lettres. On va être deux à bosser Judith.

            Alors, puisqu’il vous faut quand même de la matière. Voici : la peau blanche, le type caucasien, sans signe physique distinctif, d’un caractère plutôt sociable, optimiste de nature, ne dédaignant pas les rêves à ses heures, sur le point d’accomplir une action forte, un truc insensé qui casserait ma prison de verre…Judith ? Ouh ouh ? Judith ? Vous dormez ? Je déteste ça. Vraiment. »

            La seconde lettre en revanche, a été déposée directement sur le bureau de Judith le 16 janvier. La date n’état pas neutre, c’était le jour de l’anniversaire de Marius, le père de Judith. Le mot était dans une enveloppe sans timbre, sur laquelle était écrit à la machine à écrire « Judith ».

            « Aië, aïe vous êtes-vous dit l’autre jour, elle ne va pas me faire le coup de la prison de verre. Moi aussi, je dois dire, cela me fait rire ces histoires d’enfermement psychique. J’en ai lu autant que vous. Peut-être plus. Mais là où je ne vous suis plus, c’est que moi, un jour, contrairement à vous, j’ai cessé de me moquer. Quand ? — ah, vous nous demandez toujours de remonter à la source —, je ne sais pas quand. Et au fond, vous vous en foutez. Moi aussi.

            Augurons que vous vous foutrez moins de ce qui suit.

            Cela ne m’a plus fait rire, parce que ces histoires de gens dont l’enfance a fini par se refermer sur eux, ce sont mes histoires. C’est mon histoire.  Je ne vais pas vous la raconter. Vous devez juste savoir qu’il y a eu des choses peu clean, et d’autres beaucoup plus heureuses. Et que je ne guérirai pas des unes, mais encore moins des autres. Alors, il faut que je fasse quelque chose pour interrompre le ronron de ma déchéance. Je pourrais en terminer en me jetant sous un RER. C’est un peu ce que vous attendez : que notre vie de plainte se termine de manière suffisamment spectaculaire pour nourrir un récit poignant. Mauvaise pioche Judith. Ce n’est pas ça que j’ai en tête. Ce que j’ai en tête, vous allez rapidement le savoir. »

            Judith a replié la lettre, un peu troublée. Le ton était plus distancié, moins égocentrique que d’habitude. C’était comme un dialogue auquel l’auteur l’invitait. Sur un ton intriguant sans être menaçant. Elle ne voyait pas à quelle « autre fois » il faisait allusion. Elle s’est dit qu’il faudrait regarder plus attentivement les lettres qu’elle avait reçues ces derniers temps, puis elle a rangé la missive avec les centaines d’autres lettres du mois, non sans lui avoir tracé une croix rouge, pour s’en rappeler. Elle a ensuite demandé à ses collègues si quelqu’un lui avait apporté directement un courrier. Personne n’avait rien vu. Monique, la maquettiste, l’a envoyé sur les roses : « Je ne suis pas ton assistante. »

            Judith y a encore pensé les jours suivants. Puis elle a oublié.