Chapitre 11


« J’ai fait de ma maladie,
la plus belle des opportunités. »
José, 47 ans
Sésimbra




            Au Printemps, Judith a fini par quitter Vous magazine. Elle a emménagé rue Beaubourg, dans une nouvelle ruche dont elle se sentait capable de devenir la reine. Son bureau, disait-elle, valait le déplacement. Une très belle pièce blanche entièrement dédiée à l’activité du courrier, et dans laquelle elle pouvait même accueillir un stagiaire. Derrière son fauteuil, une baie vitrée donnait sur la rue. Il lui arrivait de rester déjeuner au bureau et de contempler la rue comme si elle en était la propriétaire. En bas, le ballet des livreurs chinois ne cessait jamais à partir de la rue des Graviers. Il lui rappelait les quinze jours qu’elle avait passés autrefois, avec ses parents, à Hong Kong. Le bonheur de ces deux semaines était profondément gravé en elle car il avait précédé d’un mois seulement le funeste accident. Retraité de fraîche date, Marius s’était lancé à corps perdu dans l’écriture d’ouvrages spécialisés sur des sujets dont ni Odette ni Judith ne l’avaient jamais entendu parler : l’épisode des Cathares, les Fjords de Norvège, une histoire de la Guitare…Cette liste hétérogène avait commencé par une improbable recherche sur la révolte des Boxers, un rébellion anti-coloniale chinoise du début du XXème siècle. Il avait déniché une bibliothèque de Hong Kong qui détenait beaucoup d’archives sur cet épisode. Pendant que le père travaillait, la mère et la fille avaient visité la ville. Du zoo perché sur la montagne aux balades en jonques, en passant par les shopping center interminables et les restaurants panoramiques, elles avaient profité intensément l’une de l’autre. Comme si elles s’étaient préparé à se dire au revoir. Depuis lors, Judith était persuadée que l’on sait ce qui va nous arriver, que les choses sont écrites et qu’il suffit d’être un peu attentif pour déchiffrer le manuscrit de la vie. Elle se gardait bien de s’en ouvrir à ses lecteurs.

            Marius n’avait plus jamais voyagé. Il n’avait plus que Judith dans sa vie. Après qu’elle l’eût appelé pour lui annoncer qu’elle avait pris ses nouvelles fonctions, il avait raccroché, s’était allumé un cigare, s’était installé confortablement dans son fauteuil en cuir préféré, et avait lancé un CD de Lamenti. Lorsque les premières notes avaient résonné, il s’était accordé, pour la première fois depuis des années, le droit de ressentir, en plus de cette fierté légitime, une immense tristesse.
            Elvis n’avait pas montré la même tempérament apaisé. Il avait tout bonnement perdu le contrôle de ses nerfs et avait poursuivi la traîtresse à travers les couloirs, cette dernière ne devant son salut qu’au fait qu’il s’était pris les pieds dans le tapis rouge vif du cinquième étage et était tombé la tête la première dans l’escalier. « Tu le regretteras, t’entends, tu le regretteras grognasse ! » hurlait-il encore alors qu’elle franchissait, soulagée, les portes de l’immeuble. Elvis avait toujours méprisé Judith. Essentiellement parce qu’il ne la trouvait physiquement pas à son goût. Mais il pensait qu’elle était tenue par un sermon de fidélité éternelle. Il l’avait sortie du caniveau de la pige pour lui offrir sur un plateau une opportunité en or. Il avait fait d’elle quelqu’un de fréquentable. Il avait transformé le nom de Deler en une bonne petite marque qu’il n’avait même pas eu la goujaterie de déposer.
            Sur le coup, il avait pensé passer quelques coups de fils assassins pour lui attacher des casseroles et lui faire regretter son geste. Mais en remontant l’escalier en se tenant la hanche, il avait croisé Sylvia qui descendait à la comptabilité pour réclamer des sous. Il l’avait regardée un instant, imaginant la photo de son visage poupin dans le sommaire. Il avait regardé la silhouette de ses seins. Sylvia lui avait souri.
            «  Sylvia, tu peux venir dans mon bureau s’il te plaît ? »