Chapitre 18


«  Faire l’amour, ok,
mais avec qui ? »
Slatan, 29 ans
Nancy


            Je me suis retrouvé dehors, au petit matin, derrière l’Hôtel de Ville. Le ciel était pâle. Personne dans la rue. Aucun bruit, sauf l’avertisseur d’une benne à ordure qui progressait rue de Rivoli. J’ai pensé à Jean-Claude, mon père, qui m’avait vanté les matins calmes du port de Busan. J’étais là, un peu comme un noctambule qui sort d’une fête.
            J’ai traversé le Marais. Le décor avait perdu son caractère protecteur. J’avais l’impression que les murs penchaient, que les chiens qui aboyaient en avaient après moi, que les rares passants m’épiaient. Un retournement était en train de s’opérer. Je n’étais plus dans la tête des autres, mais c’était eux qui pouvaient lire en moi. Tout le monde avait l’air de savoir que je sortais de garde à vue. Même s’il était un peu tôt, je sentais qu’une goutte d’alcool aurait pu me faire reprendre mes esprits. J’ai accéléré. Puis j’ai couru. Exactement comme j’avais filé le premier jour, ce maudit premier jour des lettres.
            Il n’y avait personne à la maison. J’ai appelé Judith sur son portable mais suis tombé sur la messagerie. J’ai bafouillé un mélange d’excuses et de passion. Je me suis fait couler un bain, dans lequel j’ai sombré. Puis je me suis traîné jusqu’à la chambre, où je me suis de nouveau endormi. Je n’ai pas vu la lettre froissée sur le bar.

            « Salut Judith,

            C’est pour bientôt. Je suis là, je suis tout prêt. Je suis à côté de toi… »

            Dans mon rêve, je me voyais à la piscine municipale en compagnie de Judith. Elle nageait devant moi. Je tentais de la rattraper mais la belle nageait très vite et, surtout, tournait magnifiquement bien, tête sous l’eau, à la manière des nageuses de compétition. Je m’évertuais à faire un crawl. Je grignotais peu à peu mon retard et étais sur le point de la toucher lorsqu’une sonnerie a retenti sur le bord du bassin. « Judith ? » ai-je appelé une première fois pour attirer son attention. La sonnerie a retenti une seconde fois. « Judith » ai-je crié. Et cela m’a réveillé. On sonnait à la porte.
            Marius se tenait sur le perron, aussi raide que son dos voûté le lui permettait. Toute sa chevelure était maintenant grise. Il avait nettement vieilli depuis la dernière fois où je l’avais vu.
-      Je peux entrer ? a-t-il demandé d’une voix blanche.
-      Bien sûr, bien sûr, me suis-je précipité de répondre, une fois revenu de ma surprise.
            Puis, j’ai enchaîné : « Malheureusement, Judith n’est pas là. Je ne sais pas où elle est d’ailleurs. »
            Marius m’a coupé : « Elle est chez moi. »
            A cet instant, je me suis remémoré en une fraction de secondes l’ensemble de ma garde à vue, les journées qui l’avaient précédé et puisque j’y étais, la totalité de ma vie conjugale avec Judith. J’ai regardé Marius et ai pensé au surnom que les gens lui donnaient à Vous magazine. La rédaction l’appelait « Monsieur le Roi », parce qu’il appelait souvent sa fille au bureau et qu’il lui susurrait systématiquement « Princesse » dans le combiné, sans attendre de savoir qui était au bout du fil.
            Je suis parvenu à articuler : » Comment ça ? »
            Marius s’est énervé : « Elle est au courant de tout, Bosley. Je ne vais pas tourner autour du pot. Les policiers ont retrouvé les traces de vos connexions au site de son ancien magazine. Ils nous ont montré les extraits. Je ne vous cache pas que Judith est tombée des nues. Vous vous rendez compte. Tous ces messages écrits derrière son dos pendant des mois. Tous ces trucs bizarres que vous racontiez aux autres. Ça l’a vraiment secouée.
-      Mais je n’ai rien à voir avec…
-      Ben j’espère bien !... Il ne manquerait plus que ça. Mais Bosley, comprenez bien que dans ce contexte, elle ne sait plus si elle peut vous faire confiance pour la protéger. Elle s’installe chez moi le temps que la police mette la main sur celui qui la menace. Et encore une fois, j’espère bien que ce n’est pas vous !
            J’ai entendu une plainte sortir de ma bouche : « Mais enfin Marius… »
-      En l’occurrence ce n’est pas le problème immédiat. Elle n’a plus confiance en vous, Bosley, vous comprenez. Elle aimerait que vous réfléchissiez de votre côté.
-      Réfléchir ? Mais réfléchir à quoi ?
-      A vous deux j’imagine.

            Je me suis assis dans un fauteuil, j’ai posé mon regard sur n’importe quoi, la fenêtre, puis le petit bureau. J’ai murmuré : « Ester63, c’est Claire…C’est son amie Claire. Elle est folle. »
-      Peu importe, m’a-t-il coupé, mâchoire serrée. L’enquête déterminera qui est le coupable. Et, quel que soit le résultat de cette enquête, vous devez faire le point, Judith et vous.
            La voix de Marius était dure. Il parlait comme s’il venait de séparer ses propres enfants après une bagarre. D’ailleurs, vu du fauteuil, il avait l’air nettement plus grand que d’habitude.
            Moi, j’étais déjà loin. J’étais dans les Alpages, pour reprendre mon souffle. Je manquais totalement de recul pour analyser la situation. Judith avait fini par rejoindre son père à Saint-Cloud, comme ma mère avait fini par rejoindre le mien, de père, au Qatar. Toutes les femmes de ma vie partaient pour des enclaves de richesse, alors que le monde se délitait autour d’elles. Il n’y avait plus personne à défendre. J’avais soif.
-      Claire…
-      Ça suffit !
            Il s’est dirigé lentement vers la porte. Il a ouvert, puis s’est retourné : «  Tous ces malheurs que vous recherchiez sur le web, toutes ces interventions sur le forum…Vous pensiez vraiment aider les autres ? Toujours la même histoire avec les gens comme vous, faut toujours que vous sauviez le monde, vous ne pouvez pas vous en empêcher… »
            Il a soupiré, puis a disparu dans la cage d’escalier.