Chapitre 14


« Je pense avoir fini ma thérapie,
j’en parle régulièrement avec mon psy. »
Karima, 37 ans
Château Chinon


           
            On s’est décidé rapidement pour partir à Sency-les-Meaux, où Marius possédait une maison. Il faisait nuit lorsque nous sommes arrivés. C’est du moins ce que j’ai constaté, en ouvrant un œil après un somme entamé dès la porte de Vincennes. Le portail blanc écaillé était éclairé par les phares de la Twingo de location. Le thérapeute, qui avait suivi Judith après la mort de sa mère, lui avait recommandé de rouler en Twingo. « Comme de remonter à cheval après une chute » avait-il précisé doctement. La maison était cadenassée. Volets, portes en bois, barres de métal, toute la panoplie pour décourager les rôdeurs. Elle semblait surtout ne pas avoir été habitée depuis des lustres. Depuis la période de la guerre par exemple, quand Marius et sa tante Ester s’y étaient tapis. Le vieux n’en avait pas conçu une affection particulière pour l’endroit. Cette maison était pour lui un lieu où l’on devait rester silencieux, inactif et éloigné des fenêtres. Il y avait contracté le virus qui consiste à travailler un sujet jusqu’à la corde, contraint par sa tante de lire et relire l’encyclopédie du monde aquatique, seul et unique ouvrage accessible à un enfant, pendant cette période, dans toute la maison. Odette s’était attachée à l’endroit et ce n’était que par fidélité à sa mémoire qu’il avait renoncé à la vente.
            Judith s’y rendait plusieurs fois par an. Elle y retrouvait « ses racines », cherchait un peu sa mère, et sans doute, au fond, son père. Comme si elle y reniflait les odeurs du gamin qu’il avait été. Elle trouvait cela libérateur. « Libérateur, Sency ?, lui avait répondu Marius, un jour où elle lui avait dit cela, tu te fous de ma gueule ? ».
            En bon professionnel, le flic marseillais avait prévenu la gendarmerie locale. Quelques rondes étaient prévues pour le week-end. Il avait tout de même tenu à se montrer rassurant : « des gens comme ça passent très, mais très rarement, à l’acte. »
            Claire a mis deux bonnes minutes à ouvrir le portail. Judith avait insisté pour qu’elle vienne. D’abord, parce qu’à trois on pouvait mieux se défendre. Ensuite parce qu’elle nourrissait envers sa copine un vague sentiment de culpabilité, dû à son départ de Vous, et au fait que, depuis qu’elle avait débuté pour de bon son travail à Dimanche, elle ne répondait que de manière épisodique aux sollicitations de son amie. J’avais commencé par refuser. Mais Judith avait sorti la grosse artillerie, arguant que dans les circonstances actuelles, tout marchandage lui paraissait déplacé, voire choquant. Je gardais tout de même un œil méfiant sur la Geisha droguée.
            La voiture a avancé en silence dans l’allée menant à la remise. Au passage, les lumières des phares ont balayé la façade normande, toute en longueur. Chaque fois que nous arrivions de nuit, je repensais au film Vendredi 13, où une maison isolée devenait, pour une bande d’ados, le théâtre des pires horreurs.

             Le soir, nous avons fait des grillades. Les filles semblaient ravies de se retrouver, mais je trouvais qu’il y avait quelque chose de faisandé dans leur gaieté. La meilleure manière de ressouder leur relation était encore de se moquer ensemble de leurs connaissances communes. Elles commencèrent par Sergi, le directeur artistique, qui « dégageait un magnétisme sexuel surprenant pour un homme ayant la taille d’un enfant de dix ans. »
-      Un jour, s’est esclaffé Judith, il m’a sorti : « Eh Judith, tu sais quel est le point commun entre un funambule et un type qui se fait tailler une pipe par une vieille ?..Les deux ont intérêt à ne pas regarder en bas.. » Quel naze ce mec !
-      Tu m’étonnes, a enchaîné Claire, qui n’avait aucune envie de nous avouer que, dans son désarroi de l’après Judith, elle avait accepté de coucher avec le naze.

            Elles ont également mentionné Monique, leur meilleure ennemie, qui les avait dénoncées lorsqu’elles avaient puisé dans le stock de champagne du journal. « Tu sais que depuis que tu es partie, elle est devenue tout miel avec moi. Je cherche à faire copine. Je l’ai envoyée sur les roses la rouquine. Elle en avait les larmes aux yeux ! »
            J’ai fini par monter me coucher alors que les filles continuaient de remonter, elle, dans la hiérarchie de Vous. Claire comptait avec force éclats de rire les mésaventures d’Elvis, débarqué brutalement de la rédaction en chef pour cause de diffusion stagnante et placardisé depuis comme responsable du développement. La joie de Claire avait quelque chose d’écoeurant. Judith lui avait présenté l’invitation comme un appel au secours. Elle avait sauté sur l’occasion pour tenter de reprendre la main. Accro à l’héroïne, elle l’avait été en fait à tout et n’importe quoi depuis l’enfance. Avant même d’avoir su parler, elle avait compris que quelque chose clochait entre ses parents. Il ne lui avait guère fallu plus de temps pour saisir que ce qui clochait chez eux, c’était elle. Venue trop tôt, elle avait été comme un ciment coulé sur l’échafaudage branlant de leur couple. Lorsqu’elle avait couché la première fois avec Sergi, l’Espagnol lui avait lâché : «  Claro, je savais que t’y viendrais ». Elle avait éclaté en sanglots. Il en avait tiré un regain de fierté.