Chapitre 5

« J’entends des voix dans la rue.
Mais au travail, rien. »
Djibril, 32 ans
Fontainebleau



- Quand tu penses à comment je galérais quand nous nous sommes rencontrés, a souri Judith.

J’ai souri également.

J’ai repensé à la rue de Chateaudun, là où tout avait commencé. Je m’y étais installé quelques semaines à peine avant elle. Fidèle à une révélation paternelle — quelque chose comme « le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt — j’avais pris l’habitude depuis toujours d’ouvrir l’œil en premier. A Chateaudun, j’aimais observer l’immeuble encore endormi du haut de mon quatrième étage. J’y scrutais les toits, regardais le ciel en rêvant, puis retournais m’allonger. Le seul signe de vie à ces heures, dans cet immeuble où la moyenne d’âge devait avoisiner les soixante ans, était l’écho des pas de cette voisine d’en face, précédant l’apparition de sa silhouette altière, qui traversait la cour en conquérante. J’avais pris l’habitude de la regarder passer. C’était un moment agréable de mes week-ends. Mais un matin, elle avait fini par lever la tête. Son regard avait immédiatement pris la direction de la fenêtre où j’étais posté. J’étais là, fidèle à mon poste d’observation, tellement habitué à dominer la situation sans attirer l’attention, que j’étais resté tétanisé. Je l’avais regardé traverser la cour, exactement comme les autres samedis. Elle s’était arrêtée deux ou trois fois avant d’arriver à la grille, avait levé la tête pour vérifier si le mateur s’était décidé à descendre de son mirador, et avait constaté que la tête était toujours là. « Comme un moulage de plâtre que l’on aurait simplement oublié sur le rebord » m’avait-elle raconté.

Plus tard elle m’avait dit qu’elle m’avait tout de suite trouvé beau, même d’en bas, même à quatre étage de là. Je ne savais pas si elle plaisantait.

Cela faisait déjà dix ans. Et Judith avait effectivement parcouru un chemin impressionnant. Il était loin le temps des piges à la petite semaine et de la confiance à plat. J’avais apprécié cette ascension et je me rendais compte aujourd’hui que je ne m’étais jamais vraiment intéressé à la misère humaine qui en était le carburant. J’avais un peu lu le magazine, au début. Mais nous étions rentrés depuis longtemps dans un équilibre où aucun des deux ne ramenait ses histoires de travail à la maison. C’est pourquoi j’avais résolu de ne pas lui faire part de ma découverte. Résolution que je sentais déjà fragile.

- C’est vraiment génial pour toi bébé. Et tu vas faire la même chose qu’à Vous Magazine ?

- Totalement et absolument, a-t-elle souri. C’est ma marque de fabrique…

J’ai ouvert la fenêtre. Un dîner battait son plein quelque part dans la résidence. On entendait des bribes d’une discussion animée. Quelqu’un a gueulé : « Et le pire c’est qu’il ressemblait à George Bush ! », déclenchant l’hilarité générale.

« Justement, me suis-je entendu dire, j’en ai lu quelques unes de tes lettres aujourd’hui. »

J’avais dit cela sans préméditation. Il faut croire que je ne pouvais pas garder ma « macabre » découverte pour moi.

- Comment ça ?, a t-elle demandé, sans cesser pour autant de couper les oignons blancs au-dessus du saladier rempli de tomates.

- J’ai lu les lettres que les gens t’envoient.

En disant cela une grande tristesse m’a envahi. Je ne savais pas si elle était liée au contenu des lettres ou à mon aveu. En même temps, je me sentais soulagé de partager le fardeau avec elle.

- Tu veux dire que tu as lu le journal ?

- Non, des lettres qui étaient sur la table. »

Judith a stoppé son geste, couteau en l’air : « Ça m’étonnerait, je ne les laisse jamais traîner. »

- Mais enfin, on s’en fout de où je les ai trouvées, me suis-je agacé, Judith, ce que je voulais juste te dire….

- T’as fouillé dans mes affaires ! »

Je me suis retourné vivement.

- Mais enfin non, chérie, le dossier était là, sur le bureau. J’ai désigné le meuble, bras tendu et main ouverte. Je me faisais l’effet d’un arbitre désignant un poteau de corner. Et puis encore une fois on s’en moque, c’est pas ça qui compte. Ce sont les lettres.

- On ne fouille pas dans les affaires des autres, c’est une question de principe ! Tu sais que j’y accorde une grande importance. Bon, qu’est-ce qu’elles ont ces lettres ? »

La coupe des oignons avait pris un tour nerveux.

Je connaissais sa propension à garder jalousement son espace intime. Cela remontait à l’adolescence. A ma connaissance son père n’avait jamais mis les pieds dans sa chambre, de même qu’elle n’avait jamais été autorisée à pénétrer dans le bureau paternel. Leurs deux tristesses avaient longtemps cohabité sans jamais faire cause commune. Cette pudeur m’avait toujours impressionné, moi qui avais dû écouter les épanchements sans retenues de ma mère délaissée. Furieux contre moi-même de ne pas avoir été digne du pacte de non ingérence, j’ai lâché avec amertume : « Et bien elles sont assez glauques ces lettres, tu ne trouves pas ? »

Un ange est passé dans le salon.

« Hum, non, pas vraiment.

- Enfin, moi, ce que j’ai lu, c’était assez déprimant, ai-je précisé, avant d’ajouter, avec un soupçon de condescendance : « Z’ont pas l’air d’avoir le moral tes lecteurs.

- Mouais, a-t-elle soupiré, on peut voir ça comme ça…On peut aussi se dire qu’ils n’ont rien de particulier, qu’ils ressemblent à tout le monde, sauf que eux ils l’écrivent.

- Ben dis donc, ai-je sifflé, c’est pas gai…

- Mais qu’est-ce qu’il y a chou, on dirait que tu découvres tout ça. Tu ne lis donc jamais Vous.

Non, je ne l’avais jamais lu. Pas comme ça.