Chapitre 4

« Après le repas, je reprends des tartines beurrées.
Soit je suis boulimique, soit je délire. »
Maryvonne, 22 ans
Anglet


            J’ai tout de même fait une halte aux « Jumeaux » avant de regagner mes pénates. J’avoue que j’échouais assez souvent au comptoir des frères Talibon. Y être salué par mon prénom lorsque je pénétrais dans le café me remplissait d’aise. Cela confirmait ma capacité à me sentir chez moi n’importe où. Un peu comme mon père voyageur, même si les distances étaient moins importantes. J’ai éclusé deux bières sous le regard approbateur de Fabrice — ou Fabien, je les confondais tout le temps — et j’ai levé mon verre : «  A ceux qui souffrent ! » ai-je lancé.
-      C’est ça, à tous les souffreteux ! a enchaîné le barman, se tournant vers les autres clients avec le sourire gourmand de celui qui attend que quelqu’un se décide à lancer une tournée générale.

            La nuit était déjà tombée lorsque j’ai regagné l’appartement. Très vite, j’ai commencé à tourner en rond dans le salon. La langueur de la matinée revenait. Et, comme le matin, j’ai fini par m’installer au bureau de Judith. J’ai allumé l’ordinateur, j’ai entré son mot de passe saintcloud92 et ai ouvert son courrier électronique. Telles des gouttes de pluie, des dizaines de  messages se sont aussitôt mis à tomber. Ils remplissaient un dossier intitulé « Vous mag ». Le compteur des messages non lus s’est emballé, pour monter en quelques secondes à 112. Les mails portaient des titres assez variés. La plupart avaient pour objet : « A l’attention de Judith ». Une poignée  montraient que l’auteur se souciait peu de l’identité de la destinataire : « J’en peux plus », « Au secours », « Une réponse SVP ». Des cris, des gémissements, des pleurs qui n’avaient que la force de se référer à leur propre écho.

            « Je souffre d’une aérophagie extrêmement fatigante. Je boulotte toute la journée des produits diététiques, des fruits, des yaourts… »

            « Je n’ai jamais vraiment voulu faire ce travail. Je me suis laissé guider par le hasard. Tout ce que je voulais, c’était un salaire… »

            « J’ai surpris mon mari avec ma mère. Ça m’a fait un choc. Heureusement, ils ne m’ont pas vue. »

            « Je vais bientôt avoir trente ans. Je suis encore vierge et j’en suis fière. Sans rapport sexuel, j’ai quand même pu satisfaire des hommes. »

            Subitement, j’ai éprouvé la tentation de répondre à quelqu’un. Cette fille qui avait perdu confiance en elle par exemple, ça ne devait pas être sorcier de lui donner un coup de main. A peine m’étais-je formulé cette idée, qu’une vague de chaleur m’a envahi. Seul dans le bureau de l’entrée, je rougissais de mon audace, et me laissais gagner par l’euphorie. J’avais le sentiment que je pouvais apporter quelque chose à tous ces gens. Après tout, je n’avais, moi, jamais eu besoin de personne. Je ne m’étais jamais plaint car maman Madeleine l’avait fait pour deux. Je m’étais construit sans le soutien quotidien de ce papa-ingénieur-itinérant et n’en avais pas fait un fromage. Aujourd’hui, je sentais que je pouvais faire bénéficier quelqu’un de ma force. Un simple mail, une réponse privée en quelque sorte, juste pour elle. J’ai ouvert la fenêtre qui donnait sur la courette de derrière. La fraîcheur de l’air vivifia ma concentration. Je pouvais commencer par suggérer à cette lectrice d’oublier ce que les autres pensaient d’elle. Ou d’enchaîner les journées sans penser au lendemain (là, j’ai eu l’impression d’écrire une chanson). Il y avait aussi la solution du sport. Je pouvais très bien lui écrire un laïus sur les bienfaits psychologiques des endorphines. J’ai préparé un texte succinct, mais riche tout de même que quelques phrases chocs, des sentences ponctuées d’un point d’exclamation : « C’est comme ça que ça marche ! », « C’est votre choix ! ». C’était une invitation bien ciselée à reprendre les choses en main. J’ai rédigé le tout sur un document word et ai copié le contenu sur le mail de réponse. J’imaginais déjà mon interlocutrice. Je me la représentais de manière assez précise : blonde, peau pâle, la quarantaine prématurément fanée, le regard bleu délavé d’avoir trop pleuré. Je la voyais vêtue d’un petit pull beige à col rond devant son écran, émue par tant de sollicitude. J’ai failli appuyer sur le touche « envoi » mais j’ai été retenu par un scrupule de dernière minute : ce petit jeu, même s’il n’était que par un mail à une seule lectrice, pouvait avoir des conséquences sur le travail de Judith. Comme de le perdre par exemple.

            Lorsque j’ai reconnu les pas de ma belle dans l’escalier, j’ai fermé le mail, word et tous les logiciels qui s’étaient lancés automatiquement. J’ai éteint l’ordinateur, claqué la porte du bureau et me suis précipité sur le canapé du salon. J’ai allumé la télé. Judith est apparue, fraîche et souriante, éméchée aussi m’a-t-il semblé. Comme souvent, elle avait dû conclure sa journée par quelques coupes de champagne en compagnie de sa grande copine Claire, du service photo.
            Lâchant ses affaires sur une chaise, elle a posé un regard plutôt clément sur moi, alors que, de prime abord, je pouvais ressembler à une larve étalée sur un canapé. Elle est passée en souriant, susurrant un « coucou » de jeune fille de bonne famille. Puis elle a filé dans le couloir. Je l’ai entendue farfouiller. J’ai songé qu’il était temps d’éteindre, mais je me suis ravisé devant l’imminence de l’émission Sport Trois.


            « Ça va chou ? m’a-t-elle demandé depuis la chambre.

            J’ai baissé le volume du générique et lui ai lancé un « ouais » parfaitement maîtrisé.


            Elle a réapparu, vêtue de la djellaba bleu turquoise qu’elle affectionnait tant, et qui faisait partie du même lot négocié près de la place Jamaâ El Fna.
-      Ah, ça fait du bien d’être à la maison, a-t-elle ronronné en m’embrassant sur le front. Tu as passé une bonne journée ?
            Elle était particulièrement enjouée.
-      Ouais, pas mal. J’en ai bien profité.
            Après un cours silence, je n’ai pas pu m’empêcher de rajouter : « J’ai bouquiné ».
-      Ah ouais, a-t-elle rebondi. Quoi ?
            Silence. J’ai pensé aux lettres, mais j’ai dit : «  Zola… »
-      Zola ! Tu revisites tes classiques ?
            Tout en continuant de se coiffer, elle s’est dirigée vers la cuisine. Mensonge pour mensonge, j’ai insisté : « Tu sais c’est vachement bien. C’est dur mais c’est bien. Celle des gens qui souffrent au quotidien. Comme tes lecteurs en somme. »
-      Qu’est-ce qu’on mange, a-t-elle enchaîné sans retenir l’allusion. Puis elle a ouvert le frigo.
            Ayant passé une partie de la journée à grignoter, je n’avais envie de rien. Et comme à chaque fois que je voulais reprendre mon corps en main, j’ai pensé à la seule notion de nutrition qui m’était accessible : le poisson. « Le poisson garantit ligne et longévité » m’avait appris mon père, de retour d’un séjour à Osaka.
            « Il reste du saumon ?
-      C’est parti, a-t-elle répondu, ouvrant aussitôt le congélateur pour en sortir deux sachets plastiques. Vraiment une super journée, a-t-elle renchéri d’une voix guillerette, tout en découpant le plastique avec les ciseaux.
            Je ne voyais pas bien ce qui justifiait une telle bonne humeur.
-      Un petit verre chéri ? »
            Je n’ai rien répondu. J’étais maintenant absorbé par le résumé de la soirée de Ligue des Champions. Je restais silencieux, imperturbable et je poursuivais mon zapping, les pieds posés sur la table basse (en chaussettes, c’était autorisé). Je savais que je ne donnais pas un spectacle très ragoûtant mais, le faisant en toute conscience, j’estimais ne pas devoir être comparé à ces bougres démissionnaires de la vie, qui zappent pour peupler le vide.  Je me suis levé et suis allé chercher une bière. En m’installant de nouveau sur le canapé, j’ai réalisé qu’il y avait un verre de porto posé sur la table, en face de moi. Je me suis tourné vers la cuisine et nous avons ri ensemble de ma distraction. Judith s’activait et me regardait comme si nous venions de nous rencontrer. Je me suis approché pour trinquer. Elle continuait de sourire tout en me regardant, continuait de me regarder tout en souriant. J’ai commencé à me demander sérieusement ce qu’elle me voulait. Je suis allé à la fenêtre et l’ai observée du coin de l’œil, tout en énumérant mentalement les possibilités : enceinte, un reportage à l’autre bout du monde, un gain au loto, son père à dîner, un nouvel appartement, une robe sublime, un relais et châteaux réservé…
            « Tu ne me demandes pas ?
-      Quoi ?
-      Ben…
-      Quoi ! ai-je coupé. Ma voix trahissait mon début d’inquiétude. Qu’est-ce qu’il y a ?
-      Ben comment ça s’est passé ? »
            Je suis resté interdit. Ma vie ne s’est pas mise à défiler devant mes yeux, mais j’étais bel et bien tombé dans un trou noir. Je ne percevais plus que le son du match de football nocturne que se livraient, comme chaque soir, des deux gamins du rez-de-chaussée. Cela ne m’aidait pas à me concentrer. Or, au ton de la question, j’avais compris qu’il valait mieux faire un effort. Une loupiote s’est soudainement allumée dans mon grenier : « Ton entretien ! raconte ! ». Comment avais-je pu oublier ?
-      Super, a-t-elle fait, sans me tenir rigueur de mon manque de réactivité. Je pense que ça va se faire.
            S’en est suivie une description amusée, par Judith, de sa rencontre avec le rédacteur en chef d’un futur journal de fin de semaine. « Un grand type à la chevelure châtain tirée en arrière » qui exhibait en guise de preuve de la viabilité économique de son projet un costume Paul Smith rutilant. L’homme avait terminé l’entretien en lui jurant que la rubrique du courrier des lecteurs lui tendait les bras. « Pour ce salaire, je suis prête à passer outre son catogan ! » a-t-elle conclu en éclatant de rire.