Chapitre 1


« Il souffre d’avoir perdu sa mère.
Et moi, je voudrais bien qu’il l’oublie. »
Eulalia, 20 ans
Saint-Quentin


            Les « événements » — mot un peu excessif pour décrire ce qui n’a d’abord été qu’un frémissement sur la mer d’huile de ma vie de couple — ont connu leurs premiers soubresauts lors du week-end de la Toussaint. Ce jour-là, le temps n’offrait qu’une parenté incertaine avec un temps de novembre. Il faisait chaud sur Paris. Ni sec, ni moite. Juste un air tiède et pollué, atténué par instants d’une légère caresse de fraîcheur.
            Ce matin-là, j’ai ouvert la fenêtre du salon et, machinalement, je me suis mis à inspecter les appartements d’en face. Comme tous les matins en fait. L’étroitesse de la cour permettait de se contenter de mettre le nez dehors pour connaître par le menu le petit-déjeuner des voisins du dessous. En l’espèce, une omelette aux champignons, préparée consciencieusement par Emmanuelle, écologiste et procédurière. Je l’ai regardée deux minutes puis, comme chaque matin également, j’ai eu honte de l’avoir fait.
            J’ai refermé la porte.

            Contrairement à moi, Judith ne faisait pas le pont. Elle était en plein bouclage du journal et avait filé de bonne heure. Elle n’avait pas la chance de travailler dans un grand groupe media et communication, dans lequel les avantages sociaux étaient légions, pour peu qu’on accepte l’apathie générale qui y régnait. Je m’étais accommodé des lourdeurs du mastodonte, où j’exerçais le métier de développeur. Elles commençaient à être loin, ces premières années euphoriques, au cours desquelles j’avais eu le sentiment d’être à la pointe de l’avant-garde
            Ce matin-là, je portais mon caleçon rouge à rayure noire et mon tee-shirt de rugby noir. Dans une assiette creuse, j’ai disposé des tablettes de céréales, sur lesquelles j’ai déversé du lait. D’abord très lentement, pour laisser le temps à la tablette d’éponger le lait ­— j’adorais avoir l’impression que rien n’avait été versé —, puis rapidement, pour noyer le tout et ressentir un micro-instant de toute puissance. J’ai saupoudré le sucre, jusqu’à ce qu’il forme une couche parfaitement étale sur les tablettes. Ensuite, j’ai installé mon chef d’œuvre sur la table en verre et fer forgé du salon.
            J’ai entamé un zapping, subissant d’entrée le tunnel matinal de programmes pour enfants. Je me suis alors rabattu sur la radio, ne coupant que le son de la télé. J’avais ainsi l’impression d’utiliser au maximum les potentialités de divertissant de mon appartement ; de rentabiliser mes moments d’oisiveté.

            En début d’après-midi, je suis sorti groggy d’un bain moussant. J’ai plaqué méticuleusement mes cheveux en arrière puis, après avoir hésité, décidé de ne pas me raser. C’est ma manière à moi de dire merde à la société. J’ai toujours aimé passer mes mains sur ma barbe naissante et, le faisant, me contempler dans le miroir. L’homme que j’y vois chaque fois avait la tête de celui-qui-n’a-de-compte-à-rendre-à-personne ; un artiste, un Van Gogh qui aurait conservé ses deux oreilles. Je me suis contemplé un long moment et j’ai découvert — pour tout dire ce n’était pas vraiment une découverte — mon ventre rebondi. Comment l’abus de bouteilles de bières pouvait-elle transformer une silhouette en bouteille de Perrier ?

            Après avoir enfilé mes babouches, négociées deux ans auparavant dans un souk de Marrakech, je suis retourné à la cuisine. Le bar américain en briques, qui en était la pièce maîtresse, avait été le détail qui nous avait décidé, Judith et moi, à acheter l’appartement. Il était synonyme de liberté d’esprit et fournissait la preuve de notre réussite matérielle.
            J’ai poursuivi ce que j’appelle le « nettoyage du frigo par la bouche » en me préparant une assiette de récupérations à base de différents morceaux de fromages coulants, de jambon et de cornichon. Je me suis hissé sur le tabouret haut. Au moment d’entamer mon festin, j’ai remarqué, sur le bureau Louis Philippe — un vénérable élément du patrimoine familial de Judith —, un dossier rouge débordant de papiers, qu’une large lanière en ficelle beige maintenait difficilement fermé. De l’écriture caractéristique de ma femme, très droite et avec des pieds de lettres d’une longueur infinie — comme ses jambes —, il était inscrit au feutre bleu Courrier Octobre.
            Par désoeuvrement, un peu comme on lit le dos d’un paquet de céréales lorsque l’on affronte seul son petit-déjeuner, j’ai entrepris de dénouer la ficelle et ai découvert la première lettre :

            « Chère Judith,

            Mon histoire va vous sembler banale. J’imagine que je ne suis pas la seule dans ce cas-là. Mais je dois vous dire tout de suite que cela ne me soulage guère. En une phrase : je suis transparente. Depuis toujours, lorsque je passe un moment avec des amis, je me demande ce que je fais là. Et je suis persuadée que si je n’étais pas là ce serait pareil pour eux. Ce que je raconte ne les intéresse pas. Et quand la même chose arrive à quelqu’un d’autre, cela a l’air de passionner tout le monde. Un peu comme si leurs joies et leurs souffrances valaient plus que les miennes.
            Qu’en pensez-vous, madame ? Arial »

            J’ai souri et me suis envoyé un morceau supplémentaire de gruyère, avec une feuille de salade lestée de mayonnaise. J’ai imaginé cette pauvre fille. Grosse. Pas une vraie grosse, enrobée des chevilles aux joues. Non, une fille aux formes irrégulières, avec un buste assez fin mais un arrière-train de grande dimension. Brune, avec une chevelure mi-longue et des cheveux de mauvaises qualités : gras comme sa peau. Je la voyais silencieuse et un peu éteinte, assise sur un canapé usé au milieu d’une brochette d’amis, tentant d’en placer une mais sans cesse prise de vitesse par la blonde de service, plus excitée, plus volubile, et dont la voix portait plus.
            Je me suis alors souvenu d’un après-midi de juin. C’était l’année du bac et la grosse canicule à Aix-en-Provence. Les copains et moi, étions allés boire un verre place du Palais de Justice. Je m’étais absenté quelques minutes pour aller aux toilettes. A mon retour, j’avais trouvé une table vide. J’avais d’abord pensé à une blague. Je m’étais installé de nouveau, arborant un sourire ostensible, à destination de ceux qui, morts de rire derrière une voiture ou un arbre, devaient être en train de m’épier. J’avais fini ma mauresque, balayé une petite cinquantaine de fois la place du regard, et avais dû finir par me rendre à l’évidence : personne ne m’avait fait de blague ; ils m’avaient tout simplement oublié…
            J’ai posé le dossier sur le bar et ai poussé l’assiette. J’ai commencé à feuilleter. Plus, je descendais dans la pile, plus les dates, indiquées en haut à droite de son courrier par un lecteur respectueux, ou inscrites au-dessous de l’adresse Internet sur la photocopie du mail, étaient anciennes. J’ai pris au hasard une autre lettre du haut de la pile :

            « J’ai surpris mon mari en train de se masturber devant un film porno, alors que nous avions interrompu nos rapports que depuis trois jours ! En général, je suis d’accord pour qu’on fasse l’amour tous les jours. Pas plus d’une fois, mais tous les jours. Mais là, j’étais grippée et on avait fait une trêve. Résultat : un film porno. Quand je suis arrivée, un cuisinier et une femme de chambre étaient en train de faire l’amour dans une buanderie. J’étais choquée. »

            « Pourquoi une buanderie ? » me suis-je dit en souriant. J’ai pensé à ces moments où il m’arrivait aussi de me « Taquiner le muge » comme disaient mes potes aixois. La fête commençait la nuit, lorsque les chaînes thématiques du câble passaient en mode impudique. J’y retrouvais avec délice les programmes de play mate made in USA, datant des années 80. Des jeunes femmes y pratiquaient surf et baignade avec suffisamment de désinvolture pour laisser leurs proéminences mammaires offertes aux quatre vents. Proéminences auxquelles en répondait une autre, sous mon caleçon.

            Plus loin une autre lettre a attiré mon attention :

            « Bonjour,
            Ma mère ne m’a jamais apporté la moindre affection. Elle prend systématiquement le parti de son mec contre moi. Alitée à cause d’une maladie l’année dernière, j’ai pris dix kilos.  Ma mère ne me parle plus que de ces kilos. Alors moi, je baffre. Ma vie n’est pas génial, mais croyez-moi, je peux gâcher la sienne. »

            « Dis-lui » ai-je eu cette fois envie de crier. La solution paraissait si simple qu’un électrochoc pouvait suffire à la déclencher. Comme de hurler à deux centimètres du visage de quelqu’un pour interrompre son hoquet.
           
            Les pages défilaient maintenant sous mes yeux. Il y en avait pour tous les goûts.

            « Depuis deux ans, je vis une relation totalement destructrice avec un homme. Toute sa famille me connaît et sait ce qui se passe, mais il ne les quitte pas. J’ai l’impression d’être toute nue sous les projecteurs. Mais je continue… »

            Là j’ai tiqué. Je me suis dit que celle-là n’avait que ce qu’elle méritait. J’ai toujours détesté la victimisation. D’abord chez Madeleine, ma mère, puis chez toutes les autres femmes. J’ai commencé à feuilleter plus rapidement tous ces récits de vie. Je ne sais plus combien j’en ai lu. Un paquet certainement. Mille maux s’y étalaient : violences familiales, crises d’angoisse, solitude extrême, masturbation frénétique, boulimie, anorexie, familles éclatées, pornographie, sentiments refoulés, peur de quitter, peur d’être quitté, vie de couple ne tenant plus que par inertie, harcèlement moral... Il était surtout question de « s’il vous plait aidez-moi, tout de suite ». J’ai relu certaines lettres plusieurs fois, pour m’assurer que j’avais bien compris ce que la personne entendait par « servir de putchingbull », « gestes ambigus » ou encore « difficultés matérielles passagères ».
            Après chaque lettre, je refermais le dossier, j’étirais les bras, je me levais, faisais mine de commencer la vaisselle ou de feuilleter un magazine, histoire de penser à autre chose. A un moment donné, je suis allé ouvrir le frigidaire et suis demeuré un long moment à contempler les rangées de carottes, de tomates ou d’oignons, avant de me rappeler que je venais de manger. Plus tard, j’en suis même arrivé à reprendre une douche. Mais le fait est que, après chaque interruption, je retournais aux lettres.
            Et je me disais que chacune était la dernière, pas plus convaincu que s’il s’était agi d’arrêter de manger des pistaches à mi-paquet. Chaque récit avait sa part de suspense. Chaque paragraphe apportait un nouvel indice sur le signataire, et m’obligeait de poursuivre la lecture. J’attendais le coup de théâtre de dernière minute, de ceux qui éclairent l’ensemble du parcours, et font accéder in fine une existence à une dignité que pas une de ses journées n’a effleuré. Il n’y a pas meilleur scénario que la perspective d’une rédemption.
            Et là, mon cœur s’est mis à battre plus fort. Je me suis soudainement souvenu de ce que Jean-Claude, mon père, m’avait enseigné un soir d’été, dans la chaleur de notre jardin. Je devais avoir huit ou neuf ans. « Il n’est jamais trop tard », avait prononcé le vieux d’une voix pâteuse. Allongé sur le dos sur la pelouse fraîche, contemplant la voûte étoilée, j’avais attendu la suite. En vain. Le silence s’était installé, que je n’avais pas osé rompre. Et puis le déclic avait eu lieu. N’entendant plus que le bruit des grillons et la respiration paternelle sifflante, j’avais compris : « Il n’est jamais trop tard ». Il n’y avait rien à accrocher derrière cette phrase. Il n’est tout bonnement jamais trop tard. Tant qu’il nous reste un souffle de vie, tout est possible. Notre existence peut changer de manière aussi in extremis que radicale. Cela avait été l’une de ses rares séances de catéchisme. Et cette morale me servait encore en cette journée poisseuse de Toussaint, journée où un monde se dévoilait sous mes yeux, dans son plus simple appareil.

            Au bout d’un voyage qui me parut bien long, j’ai refermé le dossier pour de bon. Je l’ai fait avec la même délicatesse que si je nouais un sac poubelles, un lendemain de dîner aux fruits de mer. Je me suis efforcé de laisser la pile dans un désordre équivalent à ce que j’avais trouvé. Il était hors de question que Judith se rende compte que j’avais fouillé dans ses affaires. Je savais qu’elle avait horreur de cela et qu’il n’y avait aucune exception. J’ai flanqué mon assiette dans l’évier et ai enfilé en vitesse un jean et mon vieux sweat-shirt University of South Carolina. Il fallait que je sorte.
            J’ai dévalé quatre à quatre les marches de l’escalier, et ai manqué de faire un plongeon au dernier virage. J’ai ensuite traversé la cours pavée à pas rapides, tête haute, en type épargné que je voulais redevenir. A chaque pas, pourtant, le nom de l’auteur d’une des messages me revenait en tête : Chantal, Fantasia, Francine24, Naïma, Marco34, Clochette, Tifffhaine, Rachida, Marielle1, Marielle 2, Lilou 2010… Une cohorte de chouineurs et de chouineuses qui semblaient décidés à me suivre dans la rue. Comme des âmes en peines, des zombies de cinéma, me tirant les manches de manière pathétique, puis insistante, puis inquiétante.