Chapitre 10


« Je voudrais parler de moi, mais rien ne vient,
alors je quitte la table et retourne dans ma chambre.
Aminata, 16 ans
Créteil



            Notre couple est sorti comme anémié de l’hiver. Je préférais attribuer ma lassitude à la pollution parisienne plutôt qu’à mes nuits en ligne, où à mes passages aux « Jumeaux », dont la  fréquence avait tendance à augmenter. Quelque chose était en train de se déglinguer entre nous. Et au cœur de cette faille se trouvait le métier de Judith.
            Je repensais avec nostalgie à nos brunchs du bas de la rue des Martyrs, à deux pas de Chateaudun. C’étaient nos samedis matin d’opulence et d’optimisme. J’avais eu un million de fois raison d’avoir fui Aix-en-Provence, ma famille sous perfusion, raison encore de m’être débarrassé de ce sentiment de précarité qui nous collait à la peau, Madeleine, Jennifer et moi, raison toujours d’avoir rompu cette dépendance avilissante aux bons vouloirs des versements d’un père qui revenait de moins en moins souvent. Je voulais croire que mon départ avait eu l’effet d’un électrochoc, puisque deux ou trois mois à peine après mon débarquement Gare de Lyon, j’avais appris que Jean-Claude avait, enfin, fait venir Madeleine au Qatar. La peur de vieillir seul ou le remord, peu importait à ma mère, qui avait accepté ce sauvetage sans la moindre réserve.
            Moi, j’avais pris les choses en main et n’en étais pas peu fier. Je ne m’étais pas retourné. Aussi, ces premiers matins d’amour avec Judith, je m’échauffais devant mon assiette d’œufs brouillés au saumon et lui décrivais les mille et une perspectives de l’industrie numérique. Elle était alors une jeune journaliste encore complexée, encore droguée — je l’ignorais à cette époque — dont le regard admiratif m’enveloppait de sa douceur.

            Aujourd’hui, nous n’en étions plus à ces émerveillements. Mon attitude y était pour quelque chose, je pense. Avec la fatigue, la dépendance au surf, mes horaires explosées, j’alternais des moments d’euphorie et d’abattement. Je sentais que Judith était passée de l’interrogation à la lassitude. Elle s’éloignait de plus en plus, et acceptait nombre d’invitations à des cocktails. Flanquée de Claire, elle fréquentait les gens riches et célèbres, les enfants des gens riches et célèbres et les attachées de presse des gens riche et célèbre. Claire espérait tirer profit de cette proximité nocturne pour garder Judith auprès d’elle. Leur complicité était si poussée que j’en arrivais à voir la Geisha blonde comme une concurrente.
            Cependant, tout à ma passion, je profitais de mes soirées solitaires pour me lancer plus avant dans mes pérégrinations virtuelles. A l’instar de mon père, qui s’était éloigné de sa femme en utilisant des lignes aériennes, je m’isolais de la mienne grâce à des lignes à haut débit. Et c’est précisément un de ces soirs sans elle, que j’ai fait la découverte qui allait faire basculer ma vie. Entre deux surfs, j’avais eu l’idée de refaire un tour du côté de la paperasse de Judith. J’ai ouvert le dossier rouge et suis tout de suite tombé sur la dernière lettre de l’inconnu.

            « Aië, aïe vous êtes-vous dit l’autre jour, elle ne va pas me faire le coup de la prison de verre. Moi aussi, je dois dire, cela me fait rire ces histoires d’enfermement psychique. J’en ai lu autant que vous. Peut-être plus. Mais là où je ne vous suis plus, c’est que moi, un jour, contrairement à vous, j’ai cessé de me moquer. Quand ? — ah, vous nous demandez toujours de remonter à la source —, je ne sais pas quand. Et au fond, vous vous en foutez. Moi aussi.
            Augurons que vous vous foutrez moins de ce qui suit.
            Cela ne m’a plus fait rire, parce que ces histoires de gens dont l’enfance a fini par se refermer sur eux, ce sont mes histoires. C’est mon histoire.  Je ne vais pas vous la raconter. Vous devez juste savoir qu’il y a eu des choses peu clean, et d’autres beaucoup plus heureuses. Et que je ne guérirai pas des unes, mais encore moins des autres. Alors, il faut que je fasse quelque chose pour interrompre le ronron de ma déchéance. Je pourrais en terminer en me jetant sous un RER. C’est un peu ce que vous attendez : que notre vie de plainte se termine de manière suffisamment spectaculaire pour nourrir un récit poignant. Mauvaise pioche Judith. Ce n’est pas ça que j’ai en tête. Ce que j’ai en tête, vous allez rapidement le savoir. »

            « Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? » ai-je dit à voix haute. J’ai relu la lettre trois fois et me suis senti mal à l’aise. Il y avait quelque chose de menaçant dans la fin du texte. La personne qui avait écrit cela faisait une fixation sur Judith. Une fixation ? Il ne m’a fallu que quelques secondes pour qu’un nom me vienne aux lèvres : Ester63 ! Ester63 en ligne, Ester63 sur le papier. Je suis retourné illico sur mon ordinateur portable et j’ai commencé à décortiquer toutes les expressions d’Ester63. Certains mots, certains verbes, étaient les mêmes que ceux employés dans la lettre. Les recoupements étaient possibles. Au bout d’un moment l’écran s’est mis à clignoter, comme chaque fois que l’ordinateur chauffait.  Ce soir-là, j’ai mis un temps fou à m’endormir. Il fallait sans doute que j’en parle à Judith, mais cela m’embarrassait de lui avouer que j’avais rechuté, et fouillé de nouveau ses affaires. J’ai fini par m’endormir habillé sur le lit. Je me suis réveillé le coeur battant à cinq heures du matin. Judith n’était toujours pas rentrée. A la préoccupation s’est alors substitué un sentiment de rancœur.